Alain Souchon : Je Souche, tu Souches, il Souche, nous Souchon
Alain Souchon lance La Vie Théodore, sur lequel il apparaît plus direct, moins en retrait, plus enclin à s’ouvrir, quitte à fâcher… Entretien avec un homme complexe et décomplexé.
Le formidable Alain Souchon, dit "La Souche", nous revient avec un nouveau disque, La Vie Théodore. Alors qu’on aurait pu s’attendre à un album "je me gratte les cheveux (qu’il me reste), j’ai cet air un peu triste qui plaît tant aux professeurs de français, et je chante un peu de côté comme je sais si bien le faire", Souchon prend un petit contre-pied – car avec "La Souche", il faut le savoir, rien n’est jamais trop violent.
Quand on l’écoute bien, on remarque que ce Souchon nouveau est un peu plus sombre que ses prédécesseurs. Un peu moqueur et visant juste, d’emblée, avec Putain ça penche qui énonce des marques à tire-larigot, mais, sur la longueur, mélancolique et assez automnal dans le fond. Dès J’aimais mieux quand c’était toi, ou vite après avec Bonjour tristesse, c’est une "Souche" introspective qui se révèle, et qui n’a jamais aussi bien porté son nom. Car on dirait tout à coup qu’il gratte bien au fond, Souchon. Il nous parle des filles avec une belle mélancolie, du temps qui passe et de ce qu’il y a après ou pas (Et si en plus y’a personne?).
Souvent allusif, habituellement décalé, l’homme qui se cache (de moins en moins) derrière La Vie Théodore semble ici vouloir nous en dire un peu plus: sur lui tout au moins. Il se livre aventurier (cet hommage au grand scientifique et explorateur Théodore Monod qui a dicté le titre de l’album), mais pas trop. Il avoue sa nostalgie des années Sagan (Bonjour tristesse, d’après le célèbre livre de l’écrivaine), et, en vieux loup de mer, évoque ses grands regrets d’amant (Le Marin, L’Île du dédain). Dans La Vie Théodore, c’est un peu comme si Souchon voulait nous parler sans trop, pour une fois, se mettre à l’écart.
La sortie de La Vie Théodore, c’est un soulagement ou une petite épreuve?
"On prend l’habitude de vivre un peu en retrait de tout, à faire sa musique, à gratter sa guitare. Pendant deux ans, on est un peu renfermé, et puis d’un coup on sort de sa boîte; il y a une différence entre les deux vies, c’est sûr, mais c’est amusant. Je vais dire que ça fait du bien quand même, parce que j’ai passé du temps sur ce disque. Il faut du temps pour écrire 10 chansons, et moi je ne vais pas très vite en plus. À 20 ans, j’allais peut-être un peu plus vite; là j’y vais moins la tête la première, j’ai peut-être un peu plus peur de ce que je vais dire."
Mais prenez-vous toujours autant de plaisir dans l’écriture?
"Quand j’écris des chansons, oui! Il y a du plaisir comme quand on est à table avec des amis et qu’on trouve un bon mot qui fait vraiment rire tout le monde: il y a une petite jubilation qui est agréable à vivre, non? Avec les chansons, c’est pareil, c’est du même ordre…"
Et avec Laurent Voulzy, qui écrit toutes les musiques, l’entente est-elle toujours aussi rodée?
"Ça va, ça va… On ne se voit pas souvent, alors quand on se voit, on est contents. Il y a eu une période où on est partis comme ça tous les deux pendant un mois: on travaillait le jour, on dormait la nuit, c’était sympa… On a toujours beaucoup de plaisir ensemble. Il y a un truc de fraternité entre nous, une espèce de secret, un truc dont on ne peut pas parler, on est liés par des choses bizarres. On parle beaucoup, beaucoup…"
La Vie Théodore, c’est un de vos disques les plus sombres?
"Je ne le trouve pas plus sombre que mes autres disques, honnêtement. Dans tous les hommes, il y a ça: une partie mélancolique, et une autre qui fait la fête. Les chansons, ça se fait avec la partie mélancolique: on écrit des choses sur le regret, sur ce qu’on a loupé… Je crois que ça rassure tout le monde d’entendre des chansons comme ça, parce que le monde n’est pas facile: il faut être gai, jeune, beau, alors ça rassure d’entendre des gens qui disent qu’ils ne le sont pas. Quand j’étais jeune, ça me faisait du bien d’entendre les chansons de Jacques Brel, par exemple, qui était rayonnant de succès et de femmes, et qui se plaignait de la vie. Ça fait du bien de voir un type faire ça… Bon, Brel, ça a beaucoup vieilli aujourd’hui, j’écoutais ça quand j’avais 13 ans… Léo Ferré pareil… Après, il y a eu Eddy Mitchell, avec "Il ne rentre pas ce soir / Il n’a plus d’espoir, plus d’espoir / Il ne rentre pas ce soir"… C’est rassurant d’entendre ça quand tout le monde veut que vous montriez toujours un beau visage…"
Vous avez d’ailleurs le chic pour écrire ce genre de chansons: J’suis bidon, Quand je serai K.-O., Foule sentimentale… Sur La Vie Théodore, il y a Putain ça penche ou Et si en plus y’a personne?. Votre talent, c’est d’appuyer discrètement là où tout le monde a mal?
"Oh, je ne fais pas exprès, ça me vient comme ça… Je suis comme tout le monde, je sens qu’il y a quelque chose de vide dans la société de consommation, de pathétique. Et en même temps, je porte des trucs de marque aussi… Je suis assez incohérent, vous savez…"
Une des chansons du disque s’intitule Bonjour tristesse, en référence à un livre de Françoise Sagan. Est-ce que vous regrettez cette période où les auteurs, les vrais auteurs, avaient une vie un peu plus romantique qu’aujourd’hui?
"Le côté brillant comme ça, le côté je vais vite, je roule dans des grosses voitures… J’aime bien les choses comme ça, à la Scott Fitzgerald, Gatsby… Ouais, ça fait comme un monde perdu, un peu aristocratique, mélancolique, qui est joli à décrire… Françoise Sagan, c’était un personnage qui me fascinait. Elle parlait de bien des choses dans ses interviews: de l’amour, de l’alcool, du jeu… Elle avait les mots justes, toujours justes."
Vous manquez de personnes repères comme ça aujourd’hui?
"Non, non: je viens de lire La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, j’ai trouvé ça bien, c’est un écrivain formidable, on tourne les pages avec avidité, il est fou, il est manipulateur, il sait sur quoi il faut appuyer pour que tout le monde se mette à hurler, c’est habile, drôle, intéressant, c’est bien de notre époque. Et puis il a ce physique ahurissant, et ce calme… enfin voilà…"
Vous, les textes, vous y travaillez comment?
"J’aime bien que ça aille vite, que les chansons coulent de source. Que tout ait l’air naturel. C’est comme ça, vous savez: il faut que les chansons aient l’air d’avoir été écrites les doigts dans le nez. Les chansons, c’est pas de la littérature, c’est pas de la philosophie: c’est rien, et en même temps il faut qu’il y ait un peu de tout, avec un peu de poésie… Et pour que ça ait l’air facile, bien c’est des heures de travail, des tonnes de feuilles raturées pour trouver la formule… Gainsbourg était fort pour ça, il trouvait des trucs rapides et porteurs: "La beauté cachée des laids se voit sans délai"… Bon, là on imagine toute sa jeunesse, et en même temps c’est rapide… Alors pour trouver des trucs comme ça, moi je me balade le nez au vent, je note des choses dans des carnets… Le travail sur chaque album, je le garde dans une chemise; j’en ai des tas, pleines de papelards que personne ne pourrait comprendre…"
Le titre La Vie Théodore, c’est une référence à Théodore Monod, grand scientifique, explorateur, voyageur, nomade…
"Je suis attiré par l’ascétisme, fasciné un peu, comme on peut être fasciné par la beauté de Laetitia Casta, c’est-à-dire que je ne m’en servirais jamais, comme je ne serai jamais dans le désert tout seul à prier comme Théodore Monod. Mais c’est vrai que ça me fascine, autant que la vie dissolue de Françoise Sagan me fascine. C’est-à-dire que je ne vis ni comme Françoise Sagan ni comme Théodore Monod, mais il y a une partie de moi qui aimerait bien… Le bonheur, pour moi, il est dans l’entre-deux… Enfin, le bonheur… Le chemin plutôt… Je comprends, disons, qu’on bousille sa vie ou qu’on soit moine, je comprends… Chacun fait son chemin comme il peut. Moi je vais un peu sur les plateaux de télé, et après je suis sur mon bateau: j’existe un peu dans l’intervalle, là… Et puis vous savez, il suffit juste que je dise aux gens que je suis en train d’écrire mon nouvel album et tout le monde me fout la paix… J’ai beaucoup de chance, vous savez, c’est un luxe inouï de pouvoir s’isoler du monde rentable…"
Dans Et si en plus y’a personne?, vous vous interrogez sur ce qu’il y a après la mort. C’est nouveau, ça, dans vos chansons?
"On en est tous au même point, vous savez. On se dit que c’est dingue de naître, et puis après. Et puis après quoi? Hein? Qu’est-ce que c’est que ce bordel? C’est une question fondamentale que tout le monde se pose, non? Et c’est là qu’on regarde derrière… Moi je me dis que je me serai dépatouillé. J’ai passé toute ma jeunesse inquiet. Je pensais ne rien savoir faire, je n’étais pas bon à l’école, je ne me passionnais pour rien… Et puis j’ai eu de la chance de pouvoir faire ce que j’ai fait, chanteur. Les gens ont été gentils avec moi, vous savez, je n’ai pas de regrets, enfin pas trop. Enfin si, j’en ai un peu: j’ai fait souffrir des gens inutilement, des trucs comme ça, ou le fait de regretter ses 20 ans. Ce qui est bien, c’est d’arriver à le dire. Aujourd’hui, je le dis, un peu plus qu’avant. Un peu plus. C’est bien, je trouve, non?"
Alain Souchon
La Vie Théodore
EMI