The Strokes : Classe folle, profil bas
Musique

The Strokes : Classe folle, profil bas

Les Strokes, à quelques semaines de la parution de leur troisième album, First Impressions on Earth, donnaient une série de concerts en Europe, dans des petites salles triées sur le volet. Premières impressions à Paris.

3 décembre dernier vers 20 h 30 au Trabendo, une petite salle tout au nord de Paris; tout le monde ressemble aux Strokes: vestes en velours râpées aux coudes, t-shirts moulants avec des logos obsolètes et bizarres récupérés dans des cartons à la cave, cheveux mi-longs et mi-lavés, qu’on a passé une bonne heure à mettre en pétard, chaussures en cuir de plutôt bonne qualité ou baskets en toile trouées mais avec justesse. Tout à coup, un petit blond regarde un grand brun qui passe, mais sa copine le rassure, il a l’air moins Strokes que lui, ce grand brun.

L’avant-veille, la plupart des très jeunes personnes qui sont ici ce soir dormaient dans des sacs de couchage sur les Grands Boulevards. À tout prix, et froid ou pas froid, il fallait trouver des places pour ce concert forcément exceptionnel. Généralement, les Strokes jouent dans endroits plus vastes. Là, en étirant un peu la main, on se dit qu’on pourra presque en toucher un. Pour présenter en Europe First Impressions on Earth, leur troisième album tant attendu, les wunderkids new-yorkais ont en effet choisi des endroits de contenance très raisonnable. Quelques jours plus tôt, ils étaient à l’ULU, une sorte de mini-salle des fêtes rattachée à l’Université de Londres, où se produisent la plupart du temps des formations balbutiantes – devant un public d’amis. Après leur concert à Paris, les Strokes partiront à Amsterdam pour jouer au Melkweg, un grand bar qui organise des tout petits concerts et qui projette des films d’auteurs. Et pareil pour Berlin, Stockholm, Milan et Madrid qui suivront.

21 h, le défilé continue, le public s’impatiente, écoute les Beatles qui passent en boucle. Un jeune garçon boit une bière et fait des grimaces: ça pique, la bière. Deux filles un peu plus âgées se pincent non loin de là et agitent leurs billets en signe de victoire, puis la lumière s’éteint brutalement, tout le monde hurle, et Julian Casablancas, vêtu d’une veste de colonel de la Première Guerre complètement boutonnée, entre en tête de cortège. "Bienvenue, allez les Bleus!" dit-il dans un français approximatif qui fait néanmoins mouche, avant de mettre ses mains derrière le dos pour entamer Heart in a Cage, l’une des pièces d’ouverture de First Impressions on Earth. Ce premier morceau est accueilli comme s’il était connu de tous depuis des années-lumière. Suivent Hawaï et Evening Sun, qui produisent la même impression. The End Has No End, joué ensuite et connu partout dans le pays grâce à une publicité pour Électricité de France, intronise définitivement le groupe. Alors que Nick Valensi, Nicolaï Fraiture et Albert Hammond concluent le titre en cours, Julian Casablancas se promène mains dans le dos devant la batterie de Fab Moretti, sourire aux lèvres.

Les sceptiques qui avaient pris Room on Fire, deuxième album paru en 2003, pour un disque "branlotin" et débraillé venu assurer la continuation d’un effet de mode ont tort ce soir devant tout le monde. Les Strokes, et Razorblade, l’un des plus beaux morceaux du disque à venir, confirment l’analyse: c’est ce soir un très grand groupe de rock qui joue au Trabendo, un groupe qui possède une mine de chansons évidentes, et qui les joue avec une classe folle et un profil au final assez bas. On songe que les ados fans absolus des New-Yorkais qui venaient prendre ce soir quelques leçons de maintien ou une idée de look pour 2006 assistent, à l’inverse, à un moment fondateur de leur courte vie d’auditeurs de musique de jeunes. Et l’on a beau croire Casablancas sur parole lorsqu’il beugle dans le refrain de Razorblade "My feelings are more important than yours, oh oh oooooh" ("Mes sentiments sont plus importants que les tiens, oh oh oooooh"), c’est surtout à l’avènement d’un collectif que l’on assiste ce soir à Paris.

Les Strokes ont toujours été l’un des groupes les plus cool qui soient, mais ils savent surtout le rester; et plus que leur bonne gueule, c’est surtout leur musique qui les aide à y parvenir. Fabrizio Moretti, interrogé à ce sujet: "Notre plus grande fierté, c’est très certainement d’être parvenus à conserver, depuis le premier album, cette envie d’atteindre le même but et de l’atteindre ensemble. Nous tirons tous les cinq dans le même sens, et cela s’entend sur nos disques. Les gens peuvent bien nous juger sur tous les critères qu’ils veulent, les fringues ou je ne sais quoi, je pense que pour la musique, nos disques sont là pour dire l’essentiel." D’où la satisfaction de Casablancas devant les fûts de son copain Fab.

En interview, les Strokes partent un peu dans tous les sens – parce que cinq garçons ensemble, ce n’est jamais facile – et vous racontent que leurs étrons sont de très bonne qualité (Fabrizio), que My Chemical Romance n’est peut-être pas si mal que ça "parce que c’est une sorte de rock de comic books" (Nikolaï), ou encore (Julian) que Johnny Cash était un chanteur extraordinaire – c’est vrai, remarquez. Mais sur scène, comme ce soir au Trabendo et certainement partout dans ces petites salles d’Europe avant de venir en Amérique, les Strokes sont, à l’inverse, tout ce qu’il y a de plus ramassé, de plus efficace, de plus serein. Sur disque, c’est la même chose qui frappe: loin de leur image de clique turbulente, les hommes de Casablancas avancent désormais avec la puissance d’une machine à tubes.

First Impressions on Earth, mixé par Andy Wallace (à l’œuvre sur Nevermind de Nirvana et Grace de Jeff Buckley), est un disque qui assurera la montée qui était nécessaire à ce groupe parfois injustement méprisé par les critiques rock les plus dogmatiques: certes moins frondeur qu’Is This It? mais peut-être plus abouti que Room on Fire, ce troisième disque fait aujourd’hui figure de planche de salut idéale pour les cinq musiciens.

LE BEL ARTISANAT PLUTÔT QUE L’EFFRONTERIE

Une évolution que les Strokes se sont offerte à la force du poignet, sortant, avec le concours d’Andy Wallace, leurs chansons des petites boîtes où ils avaient tendance à les laisser enfermées. Le son est plus clair, le propos est plus lisible: résultat d’un travail acharné. "Nous ne nous sommes jamais imaginés plus malins ou plus doués que qui que ce soit. Nous sommes surtout de gros bosseurs derrière nos dégaines de petits branleurs. Toutes nos chansons sont le fruit d’heures passées en studio, de discussions interminables, de nuits blanches. Ce qui est regrettable, c’est qu’il nous ait fallu plus de temps que bien d’autres groupes pour le faire admettre."

You Only Live Once, placé en ouverture du disque, et sur lequel toute la salle exulte ce samedi soir, est l’illustration parfaite de tout ça: avec sa mélodie imparable, sa rythmique étourdissante, le morceau place le groupe du côté du bel artisanat, alors que certains l’avaient casé au fond à gauche, tout près de l’effronterie. Les yeux à moitié humides sur le splendide 15 minutes qu’aurait pu écrire Leonard Cohen s’il ne préférait pas quasi irrémédiablement le synthé à la guitare, tous quitteront, ce soir de décembre, les Strokes et le Trabendo avec cette brûlante certitude qui va bien au-delà des vestes râpées et des baskets trouées: personne en 2006 ne sera en mesure de ressembler aux Strokes.

The Strokes
First Impressions on Earth
Sony / BMG