Michel Rivard : La quête
Michel Rivard, dans sa quête de sens qui est aussi la nôtre, a ancré au fond de la mémoire collective des dizaines de chansons vibrantes d’humanité. Et ça continue.
Parmi les six nouvelles chansons que Michel Rivard étrennera sur la scène du Spectrum, quelques-unes se soustraient à la galerie du personnage du conteur au profit d’un propos plus universel et contemplatif. On y traverse, selon leur propre auteur, quelques paysages tous issus de la mémoire, des routes et des chemins, de terre ou d’asphalte, des bords de mer, qui sont aussi les allégoriques perspectives du cœur.
Déjà entamé entre autres dans La Neige et sur les Chemins de gravel et bien avant, dans l’épiphanique ballade sur le Mont-Royal de La Lune d’automne, ce naturalisme a pour ainsi dire fait du chemin. Et l’orbite de leur auteur, qui a franchi allégrement le cap du demi-siècle sur terre s’éloigne encore un peu plus des sautes d’humeur de la ville noire, de ses amours crépusculaires et des moulin à vent qui ont constitué une large part de son répertoire pour plutôt avancer à petits pas, un peu plus chaque fois, vers le bonheur: "Je parlais d’amour sans trop savoir de quoi je parlais, donc d’échecs amoureux, des malentendus, d’une adolescence prolongée et de ses accidents de parcours. J’ai été le pilier de la rue Prince-Arthur au temps du Retour de Don Quichotte… Je ne cherchais pas seulement comment écrire des chansons mais aussi comment vivre. Au temps de Je voudrais voir la mer, j’aimais pas ma vie, je voulais fuir. Ensuite, y’a eu Le Goût de l’eau dans laquelle je portais sur toutes choses un regard amoureux… Maintenant, après Maudit Bonheur, j’essaie de raconter qu’au-delà de nos petits problèmes, il y a quelque chose d’important et de très grand dont on fait partie…"
LE TRIOMPHE DE LA VOLONTÉ
S’il est vrai que parmi les chefs-d’œuvre, le grand garçon a mis bien peu de chansons guillerettes au répertoire de Beau Dommage, si l’on est tenté en consultant son "Petit Rivard 101", de voir ensuite une progression vers la sérénité dans son œuvre solo, l’homme et ses thèmes ne sont cependant pas si simples. Comme il le dit: "Quand j’écris, même au sujet de quelque chose de très personnel, c’est ben rare que je me vois dans une chanson. J’ai tendance à y voir quelqu’un d’autre. Aucune de mes chansons n’est réellement autobiographique, c’est arrangé avec "le gars de la chanson"; ce sont des bouts de la vie des autres, de la mienne… D’ailleurs, au Québec, l’artiste devrait être capable d’écrire au "je" sans que les gens pensent qu’on parle nécessairement de soi-même."
N’empêche, outre le fait qu’il n’a plus rien à prouver qu’à lui-même, entre la soupe et le risotto mordoré, le type attablé en face de moi, de fort bonne humeur et en appétit a certainement domestiqué quelques démons, ne serait-ce que pour réussir à afficher sa persistance en 35 ans de métier. Ou serait-ce plutôt le contraire?
"Je suis un perpétuel douteur, dit-il. S’il y a une maladie que je dois contrôler, c’est mon complexe de l’imposteur. Je me lève chaque matin en me disant: "Kossé qu’ils ont à m’aimer ? C’est pas si bon… Les prochaines chansons? Peut-être…" Y’a des jours où ma charmante épouse et mes charmantes filles ont beau être adorables, au souper, à l’autre bout de la table, j’ai l’air d’un trou du cul qui ne croit plus en ce qu’il fait. Heureusement, ça arrive pas trop souvent, mais je dois dealer avec ça chaque jour. Remarque, ça a du bon, ça me fait me lever tous les matins, réessayer, sortir mes guitares, mettre les mots à la bonne place. Chercher… Je crois que mes plus belles chansons sont devant moi!"
Une persistance qui relève aussi d’une solide discipline, semblable à celle du temps qui polit un galet: "J’aimerais bien faire comme Neil Young, accoucher d’un album en 15 jours. J’en bave de jalousie. Mais j’en suis incapable. Je travaille lentement. Donc, je punche à mon petit studio de la rue Amherst presque chaque jour de neuf et demie à cinq. C’est une rigueur héritée de mon père qui après quelques problèmes personnels, avait évacué le côté bohème de la vie d’artiste. Il m’a appris que pour arriver à la magie, y’a du travail. Ça m’a donné envie d’être magicien. Mais j’essaie d’aborder ça comme un jeu."
Ces temps-ci, alors même qu’il prépare quelques spectacles exceptionnels avec son Flybin Band de perfectionnistes, Rivard joue par ailleurs à la patience et au solitaire. Devrait-il sortir demain son prochain album que pour l’instant, ce serait un travail intégral de soliste: "Voilà deux ans que je m’y consacre. Je joue de tous les instruments. Guitare, basse, mandoline…. J’ai trouvé quelque chose, une sonorité, une approche qui me conviennent parfaitement. Travailler tout seul est très particulier. Ça confère un caractère particulier aux chansons. Je me sens entièrement dedans, avec mes influences, ma vie, ce que j’ai fait, ce que j’ai le plus envie de faire…"
DÉRIVES DU CONTINENT
Élevé entre les Beatles, Woodstock, Raymond Lévesque et Jeunesse d’aujourd’hui, dans le grand foutoir de la dualité des continents, Michel Rivard, s’il a toujours résisté à la politisation de son art, perçoit les fluctuations d’intensité de l’identité culturelle québécoise tel un mouvement de balancier auquel il a évidemment participé.
"Je ne connais pas beaucoup de peuples sur terre qui ne soient pas colonisés à un certain degré par la culture dominante sur la planète. L’évolution de l’identité culturelle d’un peuple, ça marche par cycles. Dès qu’on a compris ça, on sait qu’on a rien inventé. Beau Dommage se sentait une filiation avec Raymond Lévesque, les Cowboys Fringants sentent peut-être une influence de Beau Dommage… L’avantage de la colonisation, c’est que ça mène régulièrement à la prise de conscience, à la résistance, à différents degrés d’agressivité dans le combat. Personnellement, j’ai jamais été très incisif dans mes propos, mais ma manière d’écrire est aussi un combat pour l’identité."
Pourtant, entre les pôles, au-delà de la langue commune des cousins d’Europe, c’est du folk américain que l’auteur du Phoque en Alaska revendique ses principales influences: "Je vais dire une énormité: j’aime bien Souchon, Bénabar et tous les autres, mais personnellement, je me sens bien plus près de la chanson américaine que de la chanson française. Je peux chanter mon répertoire au complet avec une guitare. Je saurais dire l’importance que Dylan a eu pour moi. Sa manière de toujours aborder ses chansons comme du matériel vivant…Young, Cash, Dylan, ce sont des artisans têtus qui ont traversé le demi-siècle en faisant ce qu’ils voulaient. Cette persistance de l’artiste et de son répertoire, ça remet toutes les choses en place."
Rivard tire de cette leçon de pérennité l’intime conviction que ses chansons respirent encore. Il refuse qu’elles se stratifient, à jamais semblables dans toutes les mémoires.
"J’ai fait 155 spectacles en trio, ne sachant pas ce que j’allais jouer avant l’après-midi, en donnant la liste des chansons aux musiciens quelques minutes avant le spectacle, en changeant le tempo, les instruments… J’ai la chance d’avoir un public qui n’exige pas la version du disque. Je compare ça aux peintres qui ont revisité 100 fois le même paysage pour en faire ressortir d’autres couleurs. Ça me permet de continuer à vivre cette condition d’artisan que je privilégie dans toute mon approche du métier. Ma grosse victoire après tant d’années, c’est d’en être revenu à un stade artisanal."
""Pendant l’hiver / les chemins de gravel / fredonnent des airs / de violoncelle / et sur la neige / la glace, le vent / jusqu’au printemps / les chemins de gravel / sont très patients." Voilà quelques lignes dont je suis assez fier, qui évoquent les forces de la mémoire, la continuité, dit Rivard, souriant, à propos des nouvelles chansons qui ponctueront sa série de spectacles. C’est plein d’espoir, mais réaliste, il y règne un certain calme, mon âge est là, dans ces chansons."
Et que fredonne l’âge du promeneur à son oreille? "Pour moi, avoir 54 ans, c’est être amoureux, responsable de quelques personnes, conscient de son passé, en douter sainement, avoir semé tout de même des chansons qui résonnent dans la vie des gens, éprouver le sentiment d’avoir été utile et travailler dans la continuité. L’art dit trois choses: on va tous mourir un jour; en attendant, c’est pas facile; et quand on est amoureux, c’est plus facile. Tout est là, y’ont rien inventé de mieux pour passer à travers… Accepter de lâcher prise, s’abandonner dans la beauté de la vie… J’ai pris tellement de temps avant de me permettre de parler de ça! Je sais pas pourquoi…"
Les 24 et 25 février
Dans le cadre de Montréal en lumière
Au Spectrum