Pierre Lapointe : Promenons-nous dans les bois
Musique

Pierre Lapointe : Promenons-nous dans les bois

Pierre Lapointe lance La Forêt des mal-aimés, un second disque polarisé par la pop mais fidèle à ses bases classiques. Rencontre avec un boulimique de culture qui passe son temps à muer.

On avait vu, déjà, Pierre Lapointe se promener dans les bois, à travers cette forêt de carton blanc au Théâtre Corona. On savait qu’il était chez lui en forêt, non pas la forêt vierge et sauvage, éclairée à la lumière lactée de la lune, mais plutôt une en carton, faite de panneaux immaculés, maquette surplombée d’un éclairage bleuté, tranchant: un décor délicat pour accompagner ses chansons, une mise en scène. "Je n’ai jamais vraiment su si je voulais faire de la musique, des arts visuels, de la scéno, des costumes, de la mode ou du design… À la base, il y a eu, d’abord, cette photo de Jeff Wall (un photographe de Vancouver), que je trouvais troublante et qui présentait une forêt grandiose avec, au bas de l’image, un amas d’humains ensanglantés s’entredévorant. Cette photo a été l’élément déclencheur de la conception de mon spectacle. J’ai eu envie de monter une maquette, un genre de livre "pop-up", et puis, pendant que j’assistais à un show d’Air, comme ça, le titre m’est venu. L’idée de ce deuxième album est donc apparue en même temps que celle du show qui accompagnait mon premier disque."

IRONS-NOUS AU BOIS?

Maniaque d’arts visuels, fou de musique, boulimique de concerts et de culture, humain désinvolte et artiste fécond, c’est bel et bien Pierre Lapointe qui trône là devant nous, petit roi couronné, déjà, de bien des récompenses, dont ce précieux Grand Prix du disque Charles Cros catégorie chanson, succédant ainsi à Richard Desjardins, en plus des six Félix gagnés au dernier Gala de l’ADISQ, dont ceux de Révélation et Album populaire de l’année, rien de moins, tout ça à 24 ans.

À l’orée de son second effort, une invitation à le suivre dans la forêt des mal-aimés et des "coeurs défectueux": "Venez à pied ou à dos de corneille / Venez vite boire le liquide vermeil", un peu comme dans ces recueils de vieille poésie française où l’on s’adresse au lecteur dès le départ, "et aussi comme chez Diane Dufresne, sur Opéra Cirque, un des meilleurs albums faits au Québec, où elle nous invite au dernier show de la Terre, un univers post-apocalyptique qui commence par une invitation, qui dit: "Venez vous asseoir et ensuite vous allez tous mourir.""

Mais Pierre Lapointe, qui dans le livret nous toise de cet air moqueur de vlimeux qu’on lui connaît, accroché à un arbre, ou plutôt "scotché" à cet arbre, chaussé de splendides bottes Dubuc, désire-t-il vraiment qu’on le suive dans cette zone désenchantée, nous veut-il avec lui? "Mais pourquoi donc êtes-vous venus / Dans cette forêt aux coins perdus / Où les murs tapissés de fleurs ne font que rappeler le malheur", enchaîne-t-il après l’invitation, de sa voix flûtée. "Ça dit: "Venez-vous-en dans cette forêt, qui est un décor et qui peut s’effondrer si on lui touche, venez; c’est sûr que vous allez le regretter.""

Une ambiguïté palpable tout au long du disque, où le narrateur est à la fois "lion imberbe" et "biche empoisonnée", toujours écartelé entre des amours impossibles, déchues et difficiles, intercepté dans son désir de cueillir la fleur défendue, ou d’y renoncer, un malaise larvé qui dit, grosso modo: "Je suis terriblement amoureux, mais je ne suis pas bien, et même si je ne veux pas partir, je pars. Mon premier disque parlait de mort, ici c’est l’amour. Travailler à partir d’un thème aussi surexploité sans tomber dans le cucul me stimulait, comme sur Deux par deux rassemblés par exemple, où l’amour est célébré en un chant patriotique rassembleur, le poing dans les airs."

QUI A PEUR DE LA POP?

Moins collé à la chanson de tradition classiquement française, sans pour autant lui tourner le dos, Pierre Lapointe aura donc cherché à se rendre ailleurs dans les textes mais aussi dans les musiques: "Ça commençait à m’énerver que les gens pensent que je fais juste du Brel et du Barbara. Je me suis construit autour de cette tradition, mais j’ai grandi en écoutant Beck et les Beastie Boys. J’ai voulu casser cette image." Ainsi, le clavecin côtoie des programmations et des bidouillages qui témoignent de sa volonté affirmée d’actualiser la chanson. "Je suis un peu comme un peintre qui, avant de se diriger vers l’abstraction, aurait commencé par maîtriser la base, par faire du dessin. Je me suis d’abord appliqué à comprendre l’âge d’or de la chanson classique, principalement celle des années 50 et 60, avant d’aller où que ce soit. Il y en a qui m’ont dit: "Oui, bon, d’accord, la chanson, mais encore?" Je leur répondais: "Attendez les cinq, six albums qui paraîtront dans les quinze prochaines années, vous allez voir qu’il y a un lien, une évolution.""

Et sur ce disque aux arrangements foisonnants signés Philippe Brault, Jean Massicotte et Lapointe lui-même, on s’est donné les moyens de ses ambitions. Sont conviés tout aussi bien un choeur de ténors que des "violons disco", "12 violons secs et agités, un peu comme sur certaines chansons d’ABBA, qui jouent la même mélodie en choeur. Pour moi, c’est la meilleure façon de rentrer une mélodie dans la tête de quelqu’un. Il n’y a rien de plus entraînant, on a donc fait venir un ensemble de cordes".

Très présent sur ce disque également, un désir de se frotter à la pop. Une pop décalée, vue sous cet angle: "Quand j’étais jeune, j’étais fou de publicité, de tout ce qui était artistique mais destiné à un grand public. Andy Warhol, Roy Lichtenstein, tout ce mouvement de culture pop, je me suis mis à en manger. Cet esprit graphique, cette capacité d’analyse des éléments dans l’espace que j’ai développée en me tenant dans les musées et en étudiant les partitions de Bach, je les ai intégrés à mon écriture. Le premier disque était plus épuré et intemporel. J’ai souhaité qu’en l’écoutant, on ne sache pas trop si on est en 1947 ou en 2004. Pour le deuxième, j’ai établi des liens entre ça et la pop. Pas tant dans la forme, car dans certaines chansons il n’y a ni couplet ni refrain, mais plutôt dans les mélodies, que j’ai voulues accrocheuses… Au 27-100 rue des Partances est une chanson qui peut évoquer un jingle d’émission pour enfants, ou même de pub. Beck et Madonna réussissent à être pop sans être quétaines; j’étais habité par le désir de faire une chanson pop qui n’en soit pas une. Et les textes demeurent soucieux, car je reste quelqu’un d’assez lourd."

Reste à savoir si ce côté encore plus pop saura convaincre les radios commerciales, qui se tiennent les fesses serrées depuis le passage de Lapointe à l’ADISQ et sa sortie contre leur étroitesse d’esprit: "J’ai juste dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas, une grosse évidence. Moi et quelques autres artistes, Yann Perreau par exemple, on se retrouve dans le Top 10 depuis des mois et les radios continuent de bouder nos disques. Il n’y a rien de dérangeant dans ce que j’écris, j’ai vendu 90 000 albums, c’est mélodique… La toune d’Isabelle Boulay est aussi déprimante et je la trouve bien plus drabe que la mienne. Il est où le problème? J’ai fait mes preuves de mon bord, prenez-moi! Après ma sortie, des animateurs de radio sont venus me voir pour m’interviewer, mais ils ne faisaient même pas jouer mon disque! Des réalisateurs de grosses stations qui se disent "musicales" m’ont approché pour que je leur recommande des artistes de la relève; on me demandait qui était Jérôme Minière, j’en revenais pas! Je les voyais "rusher", on me répondait: "Non, on ne peut pas faire jouer Sylvie Laliberté, elle n’est pas dans nos listes." J’ai beaucoup de visibilité et je me suis donné comme mandat de l’utiliser à bon escient."

Mission accomplie. Que ce soit pour vanter Malajube ou pour mettre de l’avant des artistes visuels comme le groupe BGL en les invitant à travailler sur la pochette après avoir convaincu sa maison de disques (Audiogram, prête à suivre son poulain fébrile dans ses tocades), Pierre Lapointe, aperçu dans tous les meilleurs shows en ville, mange de l’art. "Je suis quelqu’un de très curieux. Quand je tombe sur des artistes que j’aime, j’essaie de les intégrer à ce que je fais. On tombe plus facilement sur un disque de Pierre Lapointe que sur une expo de BGL… Vraiment, j’adore faire des liens entre le populaire et le pointu."

Prochaine destination: la France, où Pierre Lapointe a déjà présenté son spectacle "très montréalais", dixit Arthur H. "Notre approche de la scène est assez différente de celle des Français. Je m’étais rendu là-bas avec Urbain Desbois, Marie-Jo Thério et Jorane, on était complètement à part. Ariane Moffatt, Dumas et Malajube sont sur le point de percer."

Après avoir largué sur la France une cohorte de braillardes, voici que la Belle Province prépare une deuxième invasion radicalement différente. "Et, à mon avis, que ce soit en art contemporain, en design, en mode ou en chanson, le Québec est plus exportable que jamais."

Pierre Lapointe
La Forêt des mal-aimés
Audiogram
En magasin le 21 mars