Bori : Le refuge
Musique

Bori : Le refuge

De la pop pudique au surréalisme urbain, Edgar Bori, ou plutôt l’anonyme qui se cache derrière lui, accouche de Ce monde poutt poutt, un chef-d’oeuvre d’ici, rien de moins.

"Chacun son truc! Y’en a qui ont besoin d’être vus et aimés, moi, je voulais écrire des textes et puis chanter sans me montrer. Je voulais rester libre et ne pas tomber malade durant cinq jours avant de faire un spectacle. Je souhaite que les gens continuent de s’approprier ce personnage imaginaire. J’ai des problèmes avec le regard de l’autre. On peut en parler à mon psychiatre… mais c’est une question réglée…"

Fils de bonne famille éduqué à Brébeuf, ex-golfeur professionnel viré toxico jusqu’à 30 ans, auteur-compositeur discret, artiste engagé éludant la célébrité par purisme ou conviction, irrepentant amateur de jogging pressé par la mort, celui qui se fait appeler Edgar Bori a beau se dévoiler aux premiers rayons de soleil du printemps sur une terrasse d’Outremont, il n’en reste pas moins depuis une décennie un garçon totalement atypique, improbable et terriblement lucide par rapport à son métier.

Inutile pour l’instant de se frotter longuement aux causes de cet anonymat à la Ducharme qui expose possiblement plus l’oeuvre que l’homme. Car cet anonyme vient tout juste de pondre patiemment une splendeur de disque éclectique et critique qui, du folk au spoken word techno, fut assez mûri pour que le médium se conjugue exceptionnellement au message: "Pousser le sens du texte, peaufiner… Si j’avais pas les 13 000 $ du Conseil des arts pour passer sept mois dans un studio sans me prendre la tête sur les paiements du char, j’essaierais probablement d’écrire des tubes. J’ai fermé les portes et je me suis dit que quand ce serait prêt, ça le serait. Et puis ensuite, j’ai travaillé avec des gens généreux qui m’ont compris", dit-il.

Donc, 15 titres étonnants souvent soutenus par Mario Légaré et Rick Hayworth, et même par l’extraordinaire jazz du génial contrebassiste français Henri Texier, qui permet à Bori d’énumérer nos amours de musique de Barbara à Ginette Reno. Et puis des machins plus québécois que québécois; langage populaire, intellect dévoyé au service des sentiments, sur une chanson inoubliable au titre bancal approprié à notre langage de charretiers: Mais que si. "Je me suis laissé aller à n’être plus le p’tit chanteur francophone… Notre langue, c’est un coeur qui bat simplement. Sans faire de la parodie, je voulais que quelques chansons affichent quelque chose de très sensible et touchant. Faut déconstruire un peu les choses… Que les gens aiment ça au premier degré ou autrement, il reste qu’on vit une période de décadence culturelle… Mais dans cette époque, le langage courant permet de toucher l’humain dans l’être… Y’a du Québec…"

De son titre ironique jusque dans la moitié de ses chansons, Bori n’a pas non plus renoncé à la critique acerbe: "Encore une chanson d’amour pour faire pleurer la voisine qui s’accroche au palmarès/Encore une chanson copie pour mettre un peu de baume sur sa vie." Ponctué de charges contre le sensationnalisme débridé des médias et la facilité intellectuelle ambiante, auxquels il oppose naturellement les refuges de l’intimité et, paradoxalement, ceux du deuil amoureux, Ce monde poutt poutt offre aussi des tranches de cynisme flagrantes. "On peut pas renverser une période décadente. On est les métastases d’une planète qui était en santé. Notre petit Québec se rince la gorge avec des conneries. […] Mais j’ose espérer que l’explosion – chez les jeunes – est à venir! Et puis j’aime cette saine ironie; McDonald ou Tout le monde en parle… plein de choses qui passent par l’estomac."

Et entre deux ambitions scéniques ruineuses, dont ce projet de projections tridimensionnelles appropriées à son anonymat qu’il voudrait proposer à Softimage, Edgar ne trimbale pas ici de rhétorique moraliste. Ce monde poutt poutt est le nouveau témoin d’une saine et incontournable pensée lucide, et un nouveau grand risque: "J’avais un fonds de pension de quelques centaines de mille, deux montres en or… j’étais plus capable. Je sais même plus comment ça se fait que je suis encore en vie… Aujourd’hui, j’ai plus rien. À part 300 000 $ de dettes. Mais je n’ai plus de bobos sur la peau et j’essaie de faire des chansons qui me font encore dresser le poil de sur les bras."

À peine le temps d’évoquer Graffiti et ses sept minutes bouleversantes qui devraient faire date dans l’histoire de la chanson que, plus improbable que dans ses ombres, monsieur Bori est parti vers le mont Royal faire un peu de ses 14 kilomètres de jogging avant la tombée du jour.

Ce monde poutt poutt
Bori
(Dist. Select)