Éric Lapointe : Veilleur de nuit
Musique

Éric Lapointe : Veilleur de nuit

Malgré 1 million d’albums vendus et 10 ans de succès continu, le petit homme qui parle aux Québécois de Montréal, Sherbrooke, Québec, Chicoutimi ou Trois-Rivières marche toujours au bord du gouffre et conserve un goût d’absolu au fond de sa gorge en cendrier. Confessions nocturnes.

Montréal. Un jeudi soir, sur le boulevard Saint-Laurent, à l’heure à laquelle se lèvent les loups, Éric Lapointe ramène sa tronche de boxeur accompagné de quelques proches – gérant, copine, assistant – pour une séance de confesse imprévisible. Le genre d’exercice que ce veilleur de nuit qui se dit perpétuellement en vacances appelle "du travail".

Le garçon se sent-il un peu moins à l’aise loin du billard de la rue Rachel ou a-t-il l’intention de couper court aux jugements de valeur des élites? Ce fils d’une humble caissière et d’un employé de chez Zellers va, en tout cas, amorcer la conversation en se plaçant lui-même au bas de l’échelle des êtres!

"J’ai jamais eu la prétention d’être un gars brillant et d’avoir du talent. Mais ma démarche est honnête. T’as le droit de pas aimer ça, mais what you see is what you get", répétera-t-il souvent durant les deux heures d’entretien.

Fausse humilité face à lui-même, face à l’une des plus grandes réussites de l’histoire de la musique au Québec? Visiblement pas, si l’on tient compte des doutes qui l’assaillent dès qu’il quitte la scène, véritable écosystème dont le héros parle avec ferveur au point d’envisager que si un jour il ne plaît plus, il irait même, pour ne pas perdre son vivier, "jusqu’à rouler des fils sur un stage".

"Entre deux shows, j’ai l’impression d’être un artiste fini et que tout le monde me déteste. J’ai besoin de monter sur scène pour me rassurer. Les disques d’or y changeront jamais rien." Et il ajoute, à la fois féroce et léger, en regardant la rue s’étaler devant lui: "Moi… hostie… dites-moi de quel bord est ma guitare, dis-moi où est le monde, et j’oublie tout le reste! Peu importent la ville, la place…"

LE BLUES DU BUSINESSMAN

"À neuf ans, j’avais encerclé dans le catalogue Sears la photo d’une guitare en plastique pour faire du lipsync. Mais mon père m’en a acheté une vraie. Je passais trois, quatre heures par jour dessus. Dès que j’ai su trois accords, j’ai commencé à écrire des chansons. À dix ans, j’avais un… répertoire!"

Outre ce souvenir de sa précocité, Lapointe cerne ses premiers rapports romantiques avec la musique par cette phrase qui définira sobrement une très large part de son oeuvre: "J’étais un flot assez bum, pas malheureux, mais amoureux de la mélancolie, de la joie d’être triste."

Le reste relève de l’accident, comme l’admet le principal intéressé: "La musique était un hobby. Je militais pour le PQ et j’y ai rencontré mon gérant. Je lui ai montré mes chansons. Enfin… si on peut dire; c’était un sac en plastique plein de papiers… Moi j’y croyais pas. Mais why not?! Quelques semaines plus tard, je jouais à L’Intro, sur Jean-Talon, et tout le monde était debout. Et puis en 1997, lors de mon premier show aux FrancoFolies, il y avait 30 000 personnes. Quand j’ai entendu ma voix dans le moniteur, j’ai perdu le souffle… et j’ai vu que ça m’était tombé dessus." Une cigarette, une pause, et Lapointe ajoute: "Je comprends toujours pas. Mais je travaille fort. Je m’endors dans ma loge après le show parce que j’ai tout donné."

La suite pourrait se lire dans le manuel du Rock’n’roll 101. Elle est faite de vautours et de tentations. La première tentative de Lapointe et de son double et gérant, Yves-François Blanchet, d’accoucher d’un album devient l’une des sagas judiciaires les plus mémorables de l’histoire du show-business québécois. "Tu t’imagines que les producteurs sont là pour l’amour des artistes et de la musique. Mais beaucoup vendent des bobettes, et moi je suis tombé sur LE vendeur de bobettes." Cherchant patiemment ce qu’il peut y avoir de positif dans ces arnaques, Lapointe marmonne, peu convaincu: "…Bof, disons que ça m’a fait prendre un cours en accéléré sur les ententes contractuelles dans des bureaux d’avocats. Et ça m’a donné la rage d’écrire un deuxième album."

Mal fichu financièrement et désireux de racheter un contrat de disques pourri, Lapointe va entamer une longue tournée afin de remplir les coffres. Un an plus tard, embarqué dans le tourbillon des escales au Québec, il pète au frette: "Les pitounes, le vedettariat, 15 gars sur la route, la pression… j’ai cassé en deux, un an et demi après la sortie de mon premier album… On jouait à La Pocatière. J’avais plus de voix. J’étais brûlé. J’ai tenu moins de 15 minutes. C’était un show de cégep, on a démonté la scène en se faisant lancer des canettes. J’ai passé la nuit à brailler seul dans une chambre de motel glauque avec une bouteille de cognac… Après, t’apprivoises…"

LA PRESSE

Il y a aussi cependant des blessures qui ne s’apprivoisent pas. Donc, après avoir passé outre et choisi de désamorcer la question en début d’entretien, Lapointe se lance yeux fermés et tête baissée dans une tirade ponctuée de douzaines de jurons sur l’amertume que lui inspirent ceux qui ont a priori soutenu ses premiers pas et, le succès venu, lui ont tourné le dos. Le dégoût est palpable chez cet ardent nationaliste au sujet de ce Québec de "colonisés" qui, dans ses couches supérieures, croit-il, se méfie du succès et méprise le populo. Il explose: "Avant, je plaisais dans les milieux "intellectuels". Les radios communautaires ont usé mes démos. Et puis, la minute où ça a levé, j’étais un trou de cul! Eh bien, O.K., crisse!… Je leur laisse le droit à l’intelligence… et le droit de juger de ce qui est de bon goût… Je suis pas un imbécile. J’écris, je compose… Je me regarde pas composer et écrire! Qu’est-ce qu’ils croient? Que je suis une caricature?

Bien sûr, on a jamais autant de talent qu’on aimerait en avoir… Mais les critiques? Eh bien, tu leur feras le message: y’a pas mal plus de monde qui ont écouté mes disques, et qui se sont retrouvés là-dedans, que de monde qui ont lu leurs hosties de critiques!"

TUE-MOI

Selon quelques évaluations fiables, l’artiste aurait injecté une vingtaine de millions dans l’industrie du disque et du spectacle au cours des dix dernières années. Que lui en reste-t-il? D’abord une fière liberté: "Non! J’ai rien en avant de moi. Et je m’en câlisse… Peut-être parce que j’ai eu l’impression que j’allais mourir jeune… J’ai mes droits d’auteur, mes masters, ma maison, un piano, ma blonde. […] Arrêter demain matin, ça m’a jamais effleuré l’esprit. Au pire, je vais finir dans le fond des clubs, mais je vais jouer, esti! Sinon je retournerai vidangeur, c’est une excitante étude sociologique de la surconsommation… J’ai toujours aimé le travail physique. Des vacances? J’ai pas souvent l’impression de travailler, sauf maintenant. Partir? Je suis né à Montréal pis je vais mourir à Montréal."

As-tu peur de la vie que tu mènes? As-tu peur qu’elle te tue? "Peur, non, mais conscience, oui. Je pense que c’est inévitable… C’est un dead end de vivre à 200 milles à l’heure… Pis après… Quand je virerai de bord, au moins j’aurai vécu trois jeunesses au lieu d’avoir regardé ma vie passer.

Je suis un torturé qui a beaucoup de mal de vivre à endormir, et je l’endors… J’ai déjà fait des thérapies. J’ai pas trop de mal à l’avouer, j’ai aussi fait des désintox… Et? Devine?… C’était ben le fun (…)." Et dans un rire cassé, il regarde derrière lui et se lève. "Heille! Amenez-moi un drink. (…) Je chante pas moi… je crie."

Le 26 mai à 20 h
À la Salle J.-A.-Thompson