Corinne Bailey Rae : La femme au coeur de chou
Musique

Corinne Bailey Rae : La femme au coeur de chou

Corinne Bailey Rae, nouvelle sensation britannique, est tout simplement charmante. Si vous aimez les Erykah Badu, Macy Gray et India Arie, tendez l’oreille.

Certains artistes empestent la prétention. Narcissisme et autosatisfaction s’enflent vite au gré des entrevues en série et d’une mégacampagne d’affichage. D’autres sont fatigués ou coincés dans leurs souliers. Maladroits pour causer, ceux-là prétendent que tout est déjà dit dans leurs chansons. Heureusement, Corine Bailey Rae n’est ni l’une ni l’autre. Gentille comme tout, volubile, intelligente, elle a presque la candeur d’une débutante, mais sa sincérité est tellement évidente… Pourtant, tout est parfaitement lisible et déjà si bien écrit, en ce qui la concerne, qu’elle pourrait simplement nous renvoyer aux textes qu’elle signe et chante.

Son premier album éminemment personnel est un véritable livre ouvert en onze chansons qui se déploient et s’imbriquent comme une succession de petits chapitres pour composer un portrait assez fidèle de sa petite personne. Une chanteuse black toute discrète avec l’accent british, totalement inconnue chez nous. Choyée dans son Angleterre natale, elle vient de vendre d’un coup près de deux millions de disques dans l’ensemble de l’Europe. Ce n’est pas rien… "On n’était vraiment pas riches mais par contre, je peux dire que j’ai eu une enfance heureuse. Il y avait toujours plein de gens autour: de la famille, des amis, les grosses bouffes, les BBQ, les enfants les carnavals antillais. Je n’oublierai jamais ces étés-là…."

Tout ça est raconté dans le détail et non sans poésie dans la délicate Butterfly et I’d Like To, une chanson pétrie de funk avec un rythme shuffle et des cuivres soul bien aiguisés. Son père vient de St-Kitts, dans les Antilles britanniques, où Corinne n’a jamais nagé dans l’eau turquoise et c’est just too bad, car elle n’a plus le temps maintenant! Sa mère est originaire du Yorkshire, une province parfois maussade du nord-est industriel de l’Angleterre où elle a grandi, aînée de trois filles aux cheveux bouclés. Leçons de violon, chorale dans une église "flyée", une guitare rouge offerte en cadeau par un pasteur inspiré à l’orée de ses seize ans, autant d’éléments qui vont commencer à tracer le parcours singulier de cette auteure compositrice arrivée aujourd’hui à maturité.

"La guitare rouge? Oui, c’est vrai. C’était une guitare d’origine japonaise, imitation bois, Westone. On me l’a volée à deux reprises. La première fois, je l’ai retrouvée dans un pawn shop et je l’ai rachetée. Mais la deuxième fois, je l’ai perdue pour de vrai. J’étais dévastée. Elle avait une telle valeur sentimentale. Quant au trip de l’église, ça n’avait pas grand-chose à voir avec du vrai gospel. C’était comme une communauté hippie avec un révérend complètement allumé qui voulait nous encourager à nous exprimer le plus possible. Alors, on s’époumonait dans les harmonies vocales et on écrivait nos propres chansons qui étaient inspirées plutôt par des groupes comme Nirvana ou Primal Scream."

SECRET DÉVOILÉ

On aura beau la comparer à toutes les chanteuses, de Tina Turner à Billie Holiday, sa voix est d’une tessiture bien distincte et Corinne suit un parcours musical qui se distingue de celui des Américaines énumérées ci-haut, et auquel se greffe un authentique talent d’écriture. Le titre ‘Till it Happens To You, sûrement une des meilleures choses à avoir été mise sur disque – toutes catégories confondues – au cours des derniers douze mois est un blues, certes, mais écrit par quelqu’un qui a aussi écouté Radiohead! "J’ai gagné un double platine en Angleterre et des disques d’or en Allemagne, en Italie et en Espagne mais vraiment, je suis surtout touchée du fait que les gens aient accepté ma petite voix un peu croche et éraillée. Aussi, le fait qu’ils soient rentrés dans mon petit univers, alors que je n’essayais pas d’imiter quiconque et que je ne m’attendais absolument pas à un tel succès".

Corinne dit aimer le jazz, ses harmonies, ses humeurs, mais elle n’est pas béate d’admiration devant les grandes techniciennes de la voix. Même si pour elle, une chanson, c’est d’abord gratter sa guitare, construire une progression d’accords et trouver une accroche mélodique avant d’écrire le texte, elle cherche d’abord et toujours l’émotion. Le patron du bar où elle bossait comme serveuse la laissait monter sur scène pour prolonger les after hours, mais en fan avouée de Led Zeppelin, elle a surtout évolué avec un groupe féminin qui répondait au drôle de nom de "Helen Helen". "Mon groupe était comme un trip indie rock avec des guitares, qui est devenu de plus en plus heavy avec nos influences métal et rock alternatif", explique-t-elle.

C’est Mathew Rumbold, un dénicheur de talents de chez Capitol/ EMI qui est le premier à voir Corinne avec cette formation éclatée dans une performance à Leeds durant cette époque. Il s’arrange pour maintenir le contact et c’est lui qui aura la main heureuse de "signer sous licence" ce projet d’album solo déjà bien avancé, quelques années plus tard.

"C’est ça le charme, poursuit l’artiste. On a fait cet album comme indépendants et la multinationale nous a donné le loisir de le terminer avec plus de moyens mais tout en restant fidèles à ce que nous avions déjà échafaudé. En plus, il y a une vibration qui s’amplifie ici depuis cinq ou dix ans. On ne copie rien des États-Unis; on a développé un son qui est à la fois néosoul, avec des fragments de hip hop, de reggae britannique. Un style urbain, mais un souffle et des harmonies africaines."

Résultat: Corinne rejoint le podium exclusif des stars comme Dido et Beyoncé et se taille une place parmi les rares chanteuses à décrocher d’emblée un numéro un des ventes avec une première oeuvre entièrement constituée de matériel original. Il ne lui reste donc plus qu’à traverser l’Atlantique et à écrire sa propre épopée de "How The West Was Won", comme ses idoles de Led Zep! "Je ne sais pas si je suis en train de conquérir l’Amérique, dit-elle toute modeste. Ça fait juste deux jours que je suis ici, j’ai fait quelques télés, on a un premier show ce soir…"

CHANSONS-BAUME

Sur scène, Corinne porte une petit robe d’été toute simple et légère, elle a l’air d’une ballerine adolescente. Après sa livraison de l’irrésistible Put Your Records On à l’émission Regis & Katty Lee, l’animatrice blonde lui lance comme une idiote: "J’ai lu dans votre bio que vous avez fait des études en anglais. Quelle bonne idée! Vous étiez sûre d’avoir un A si jamais votre carrière de chanteuse ne marchait pas". La vérité, c’est que Corinne Bailey s’est inscrite à l’université de Leeds avant son mariage avec Mr. Rae pour étudier la littérature anglaise. Ce qui prouve que la subtilité et le dépouillement d’une chanson comme Like A Star ou la délicatesse de son Choux Pastry Heart (Mon coeur de pâte à chou) risquent fort de passer loin au-dessus des habitués d’American Idols. En fait, l’auteure a beau être la priorité de sa grosse compagnie de disques, elle comprend sans le dire qu’elle est arrivée peut-être un peu tard dans un continent qui a drôlement changé. Elle qui ne tarit pas d’éloges sur des vieux vinyles du début des années 70…

"Dans ce temps-là, il y avait le message et la poésie. Je sais que c’était une époque très dure pour les Noirs aux États-Unis, et je ne peux pas dire que j’aurais aimé vivre ces jours terribles, mais j’adore tellement cette période de la musique populaire. Surtout la musique soul de Curtis Mayfield et Marvin Gaye, par exemple. J’aurais voulu me transporter à Greenwich Village dans ces nuits-là, physiquement, et juste observer en témoin, comme une abeille sur le mur."

Mais ce soir, depuis sa chambre d’hôtel dans un gratte-ciel de Manhattan, et demain à Montréal, dans la série Voix du Monde pour défendre son répertoire et représenter l’Angleterre, la chanteuse de 26 ans prend la mesure d’un autre rêve, d’une autre désillusion. "Le monde est en guerre et je ne sais vraiment pas comment on a pu en arriver là. C’est la guerre de quelqu’un d’autre pour des motifs autres que ceux qu’on nous a annoncés et on a atterri jusqu’en Irak et en Afghanistan. Et moi, je suis là, je chante mes chansons intimistes, mes chansons d’amour…J’imagine qu’elles ont aussi leur utilité."

Le 2 juillet à 19 h
Avec Shane Philips
Au Club Soda
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