Wilco : Mourir et renaître
Musique

Wilco : Mourir et renaître

L’histoire de Wilco est faite de petites morts et de grandes renaissances. Plongée en profondeur dans le récit de la fabrication d’une musique qui, d’une vie à l’autre, tend vers le sublime en conservant sa place de choix dans la marge.

1990, Bellevue, Illinois. Jeff Tweedy, l’actuel leader de Wilco, et son compère de l’époque, Jay Farrar, mâtinent le punk de leur premier groupe, The Primitives, d’une généreuse dose de country. Ou est-ce l’inverse? Quoi qu’il en soit, ils renomment la formation Uncle Tupelo, et leur premier album, intitulé No Depression, devient l’une des pierres d’assise du mouvement alt-country.

Trois années, quatre albums et autant de succès d’estime plus tard, la guerre d’egos entre les deux auteurs-compositeurs a raison d’Uncle Tupelo, qui laisse dans son sillage de nombreux émules et un intérêt grandissant pour une musique qui puise aux racines du genre, loin de la country-pop fardée que produit désormais Nashville.

C’est de cette première mort, et donc des cendres d’Uncle Tupelo, que naît Wilco, dont le tout premier essai, AM (1995), prolonge assez humblement le sillon entamé par le tandem Tweedy-Farrar, le second fondant aussi son propre groupe: Son Volt.

Mais c’est avec le double album Being There (1996) que Wilco prend de sérieuses distances d’avec son passé, nous forçant à reconnaître le talent de Tweedy à faire se côtoyer ombre et lumière, mélopées lancinantes et déflagrations bruitistes dans un habile mélange de pop, de folk et de country. "Je suis content que ce soit une chose que l’on remarque dans notre musique, cette sorte de contradiction, se réjouit-il aujourd’hui. La vie n’est pas unidimensionnelle ni compartimentée, et les sentiments qui l’habitent ne sont jamais parfaitement clairs et distincts non plus; ils cohabitent, se chevauchent, même si, en théorie, ils peuvent paraître aux antipodes, et c’est cela que je souhaite exprimer avec nos chansons."

Parfaite illustration de cette cohabitation, la pièce d’introduction de Being There, Misunderstood (qui ouvre aussi le tout récent album live du groupe, Kicking Televison) débute comme une ballade classique, joliment torturée, pour se terminer sur le vers "I’d like to thank you, for nothing at all" martelé à répétition, tous les instruments marquant le rythme avec une puissance percussive à la frontière de l’agression.

Et c’est ainsi, en mettant à mort la mélodie, que le son de Wilco est né.

PSYCHODRAMES

Puis se poursuit la série de petites morts qui jalonnent l’histoire de Wilco, et qui sont autant de drames humains, de divorces professionnels et artistiques.

À l’origine d’une musique parfois complexe, toujours somptueuse, le travail de conception se fait rarement dans l’harmonie. Et si certaines collaborations s’avèrent au départ fructueuses, les rapports de force au sein du groupe ont tôt fait de ruiner l’esprit de cohésion essentiel à la bonne santé d’une vie commune de création.

"Wilco n’était pas un groupe en santé quand j’y suis arrivé", se souvient le batteur Glen Kotche, appelé en renfort au cours de l’épique enregistrement de Yankee Hotel Foxtrot (2001).

Ainsi, le multi-instrumentiste Jay Bennett, qui avait participé aux premiers albums de la formation, mais dont l’influence se faisait mieux sentir sur la collaboration avec Billy Bragg (pour les deux tomes de Mermaid Avenue, une mise en musique de textes inédits de Woody Guthrie) et sur le très beatlesque Summerteeth (1999), se fait montrer la porte pendant le mixage de YHF. Presque au même moment, le batteur Ken Coomer subit lui aussi le même sort, tandis que Jeff Tweedy paraît au bord de la crise de nerfs, tel qu’on peut en juger en visionnant le film documentaire I Am Trying to Break Your Heart, où l’on suit le groupe tout au long de cette magistrale débandade.

"Ça ne fonctionnait plus du tout et c’est en partie pour cela que je suis arrivé, et que Jay a été congédié. Il était impératif que le groupe redevienne cette unité très serrée, et démocratique, ce que nous sommes maintenant", relatait Kotche lors du passage de Wilco à Montréal en 2003.

Comme si ce n’était pas suffisant, s’ajouteront aux drames humains les ennuis professionnels du groupe: Yankee Hotel Foxtrot sera rejeté par la maison de disques, qui le juge trop obscur. L’enregistrement sera ensuite racheté par le groupe, puis revendu à une autre filiale pour enfin devenir le disque de Wilco le plus vendu, ainsi qu’un retentissant succès critique que de nombreux magazines spécialisés salueront en le sacrant album de l’année.

Recueil de chansons en demi-teintes, dont les textes doux-amers planent sur une aura de mystère, YHF s’avère le chef-d’oeuvre du groupe. L’écriture de Tweedy apposée sur un complexe collage sonore à la rencontre du rock, du folk et de la pop fait mouche: un direct au coeur pour les mélomanes qui n’ont pas peur de la nuance et de la beauté qui jaillit parfois des moments d’extrême douleur.

Sur Ashes of American Flags, extraite de YHF, Jeff Tweedy chante: "I know I would die if I could come back new."

Ce qu’il ne cesse de faire, disque après disque, mourir et renaître pour s’approcher du divin en se gardant bien d’y toucher, de peur d’y brûler ses ailes, déjà tellement frêles.

LA FIN D’UNE DÉPENDANCE

Victime d’angoisse maladive, de ce qu’il appelle des "panic attacks", Tweedy retarde la sortie de l’album suivant, l’excellent A Ghost Is Born, prenant plutôt le chemin d’une clinique de désintoxication pour y vaincre une dépendance aux "painkillers", narcotiques légaux dont il fait une consommation abusive, voire compulsive, afin de "soigner" ses crises.

À peine quelques semaines plus tard, sincèrement inquiet, on lui demandera si le groupe, lui, n’aurait pas développé une dépendance au mélodrame, ce qui fera crouler Tweedy d’un rire qu’on ne lui connaissait pas: "J’espère que non", dira-t-il simplement. Puis, son hilarité allant en déclinant, il enchaînera: "C’est drôle que ce genre de problème soit pratiquement considéré comme une condition sine qua non du succès dans le rock. Et le public adore ça, comme s’il était essentiel qu’il puisse se réconforter en se disant que le succès ne rend pas nécessairement heureux. Sauf que je refuse de me plaindre. J’aurais pu avoir des crises de panique semblables et devenir dépendant aux pilules même si je flippais des burgers dans un fast-food. Là, conclut Tweedy, je dois peut-être faire face à tous ces tracas, mais au moins, je vis de ma musique."

Deux ans plus tard, Tweedy, qui a aussi laissé tombé la cigarette, s’est mis au jogging – "je cours beaucoup, je crois que je vais même faire quelques courses cet été" – et affirme avoir rompu le cercle vicieux de ses problèmes psychologiques et dépendances, ainsi qu’avec le mauvais sort qui accablait son groupe autant qu’il lui promettait une couverture médiatique d’importance.

Misery loves company, comme disent les anglos.

"Nous rigolons souvent en disant que, le bonheur, c’est la pire chose qui pouvait arriver à Wilco", déconne le bassiste John Stirrat, un survivant de la première heure.

Pour lui donner tort, et pour prouver la bonne santé du groupe, ce live, paru cette année, intitulé Kicking Television. Un pur objet de splendeur rock qui montre une formation au sommet de sa forme, menée par un Jeff Tweedy en pleine possession de ses moyens, tel qu’il s’amènera chez nous dans quelques jours. "Nous sommes maintenant six sur scène, ce qui nous permet de rendre avec beaucoup plus de finesse les pièces de Yankee Hotel Foxtrot, qui étaient parfois très éprouvantes à reproduire en spectacle, explique Stirrat. C’est un album très touffu, et même si j’y ai participé, et ce, tout au long de l’enregistrement, j’avais parfois de la difficulté à en saisir toute la complexité. Par ailleurs, A Ghost Is Born est un disque beaucoup plus organique, plus ouvert, recelant un éventail de possibilités. Les chansons peuvent prendre de l’expansion en spectacle, elles peuvent se déployer autrement qu’en studio, c’est vraiment fascinant."

Alliant force et élégance, finesse et brutalité, Wilco aura finalement survécu à ses nombreuses morts cliniques. Empruntant aux déflagrations rock de Crazy Horse tout en refusant l’adage nihiliste de Neil Young – it’s better to burn out than to fade away -, le groupe fait la preuve qu’il arrive aussi au rock de bien vieillir.

Et que la subsistance dans la marge vaut parfois bien mieux que la fulgurance de la gloire.

Le 10 juillet
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