Thom Yorke : Un homme et son PC
Thom Yorke lance un album sans Radiohead. Rare tête-à-tête avec le leader d’un groupe de génie, qui nous confie ses tourments, ses envies et ses obsessions.
On apprenait dernièrement que Thom Yorke était sur le point de lancer un album pas solo mais fait tout seul – hein? – et que Radiohead allait retourner en studio dès l’automne pour plancher sur un nouveau disque. L’année 2006 s’annonçait donc déjà très faste et fertile pour la formation, qui vient d’honorer un long contrat signé avec EMI et se retrouve libre comme l’air dans le moment.
La fan de Radiohead que je suis était déjà plutôt comblée, mais voilà qu’une voix au bout du fil du téléphone m’annonce que Thom Yorke n’a aucunement le désir de faire 10 entrevues téléphoniques d’une durée de 10-15 minutes comme c’est généralement le cas, qu’il n’accorde donc qu’une seule entrevue en tête-à-tête à un média québécois et que Voir est l’heureux élu. Stupeur et contentement.
The Eraser est un disque de 40 minutes, 9 chansons engendrées en seulement 7 semaines qui font la part belle aux ordinateurs. Alors que son band adopte une tangente plus rock qui peut évoquer la drive de The Bends, Thom Yorke, lui, fait un saut de côté et dit O.K., encore une fois, aux ordinateurs. Ce qui prime et saisit à l’écoute de cet album enregistré avec Nigel Godrich (Beck, Air, Paul McCartney et Radiohead) et un laptop, sans tout l’arsenal de guitares et de synthés, c’est cet amalgame de "scratchy ideas" d’un côté, dira Thom Yorke (beats, programmations et dentelles bidouillés sur l’ordi, on pense un peu à Amnesiac), et de l’autre, la voix très à l’avant-plan qui vient humaniser l’affaire en ajoutant une touche plus organique. Au coeur des chansons, il y a, comme chez Radiohead, cette tension constante percée d’apaisements passagers, la vulnérabilité de Yorke et des textes assez troublés où se fondent le politique et l’intime en une seule secousse. Des chansons qui radiographient en un clic le désordre du monde et le malaise ambiant.
Rendez-vous, donc, dans le hall d’un hôtel chic avec nul autre que Thom Yorke, qui se pointe comme un seul homme, sans manager, maquilleur, attaché de presse, directeur de tournée ou tout autre personnage qui gravite habituellement autour des rock stars de cette envergure comme un filet de sécurité humain. Concentré, réservé mais généreux, encore plus qu’on ne l’avait imaginé, Yorke n’a qu’une demande: qu’on s’arrange pour lui dénicher un coin où cette musique atmosphérique vaguement "lounge", faite pour être oubliée, qui plane dans le hall et les corridors de l’hôtel comme un parfum insistant, n’ait pas ses entrées. Oubliez le post-ado "bleaché" qui scandait Creep au beau milieu des années 90 juste avant la mort de Kurt Cobain. Aujourd’hui, Thom Yorke a 37 ans, 2 enfants, 6 albums enlevants derrière lui dont un, Ok Computer, a signé une page marquante de l’Histoire du rock. Tête-à-tête exclusif avec Thom Yorke.
On dit que vous avez commencé à travailler sur The Eraser dans vos moments d’ennui, quand vous n’aviez rien à faire…
"J’ai passé quelques années à me creuser la tête, à me demander quel usage faire du laptop. Des idées ont commencé à surgir. Quand je me suis mis à travailler avec Nigel (Godrich), c’est devenu très excitant. Mais la chose la plus étrange, c’est qu’au départ, on n’avait pas vraiment de chansons…. Tout ce qu’on avait, c’était ces "scratchy ideas". Plus on isolait, plus on réalisait que ces idées pouvaient prendre la forme de chansons, même si ce n’était pas l’intention première."
Donc, quand Thom Yorke relaxe et bidouille, ça donne un album!
"Oui, finalement! Ça m’est d’abord apparu comme une bonne façon de me sortir quelque chose du système. D’une certaine façon, je pense que ça va profiter à Radiohead, par la bande, car j’ai retrouvé beaucoup de confiance en menant ce projet. Et aussi, en partie, parce qu’en faisant ce disque, je me suis beaucoup ennuyé du band, et du partage des idées musicales possible au sein du groupe. Nigel et moi, on n’avait pas grand-chose sur quoi rebondir, et d’ailleurs je considère que c’est une des forces de ce projet: on travaillait avec peu. J’ai trouvé ça dur, vraiment très difficile…"
Vous tenez à ce qu’on ne parle pas de cet album comme d’un projet solo, mais il a été fait sans le reste du groupe… Ça signifie quoi exactement?
"Quelques échantillonnages avec lesquels j’ai travaillé et qui se retrouvent sur The Eraser proviennent de séances d’enregistrement studio avec Radiohead. Je les avais conservés dans des dossiers sur mon laptop. Ils n’auraient pas été utilisés par le groupe, mais moi j’y suis revenu, car je les aimais bien. Donc, d’une certaine manière, les membres de Radiohead sont présents sur l’album… sans avoir travaillé dessus, tu vois. Je ne considère pas que c’est un disque solo parce qu’il a été fait dans le contexte où je suis dans Radiohead."
Le titre de l’album m’apparaît assez intrigant. À quoi est-ce que ça renvoie?
"C’est surtout venu avec le visuel, signé Stanley Donwood, responsable des pochettes de Radiohead. On a cette obsession commune pour une inondation dont on a été témoin. Il est venu dans le studio, c’était nous trois, Nigel et moi, puis Stanley dans le coin. La musique sur laquelle on travaillait lui a inspiré des vagues qui anéantissent une ville, c’est Londres et en même temps pas tout à fait. Je pense que la raison pour laquelle je suis allé vers un titre comme The Eraser, c’est que, pendant toute la conception de l’album, j’avais cette idée en tête, cette image de gens anéantis. Et aussi, je pensais à cette habileté culturelle qu’on a acquise, la faculté d’assister à des drames, comme témoins, et ensuite de les effacer de notre mémoire. Connais-tu l’histoire du roi Canut?"
Non…?
"C’est l’histoire d’un roi très puissant, qui croit à tort qu’il peut tout faire. Alors il ordonne aux vagues de cesser leur va-et-vient continuel. Et il échoue. Dans le journal, un environnementaliste comparait le gouvernement occidental au roi Canut, parce que celui-ci avait prétendu pouvoir, en quelque sorte, retenir la vague d’un geste de la main. The Eraser traite de ce déni perpétuel. C’est ce que j’avais en tête au moment de sa création."
Thom Yorke
The Eraser
XL Recordings / Beggars Group