Outkast : Hors caste
Outkast revient trois ans après Speakerboxxx / The Love Below. Le film musical Idlewild est aussi l’occasion du sixième album d’un groupe aussi rare que passionnant, rencontré dans son fief d’Atlanta.
Tellement de rumeurs de séparation sur le compte d’Outkast ont circulé qu’on est presque sur le point de se pincer au moment où Andre 3000 et Big Boi s’assoient ensemble juste devant nous, au dernier étage d’un luxueux hôtel d’Atlanta, ville d’origine du groupe. Les deux larrons sont là, frais et dispos, presque heureux de venir nous parler d’Idlewild, le film musical dont ils sont les héros et pour lequel ils ont composé une bande originale qui sera le sixième album du duo. Un disque qui vient prendre la délicate succession de Speakerboxxx / The Love Below, double album inclassable et phénoménal sorti en 2003, qui avait placé Outkast parmi les très grands groupes de sa génération – et pas simplement de hip-hop.
C’est Andre qui prend la parole le premier. "Le retour en studio a été très délicat. Notre précédent album avait reçu un tel accueil qu’en faire un autre était devenu totalement effrayant. Voilà pourquoi nous avions envie de faire un film", plaisante-t-il. Big Boi enchaîne: "Et puis, faire un long-métrage qui serait un film "avec Outkast", c’est une idée qui nous trottait dans la tête depuis un bon moment. La première fois que nous en avions parlé, c’était en 1998, après la sortie de notre troisième album, Aquemini. Mais nous avons eu tellement de travail avec notre musique qu’il a fallu laisser tomber."
IDLEWILD: UNE QUESTION DE SURVIE
Huit ans plus tard, Outkast a su trouver le temps. A même "dû" le trouver, en quelque sorte: c’était presque une question de survie. C’est en 2004 qu’Andre et Big Boi ont pris contact avec Bryan Barber, réalisateur de plusieurs clips du groupe (dont le fabuleux Hey Ya!), pour lui demander d’amorcer un projet cinématographique où l’on chanterait aussi. Quelques mois plus tard, Barber revient avec le synopsis de ce qui est aujourd’hui devenu Idlewild. L’histoire de deux potes, P.J. et Rooster (respectivement interprétés par Andre et Big Boi), qui traversent, dans les années 30, la période de la prohibition. Léger et sautillant, le film fait au final plutôt honneur au cinéma de genre dans lequel il s’inscrit, un peu derrière le Purple Rain de Prince, mais très loin devant le Moonwalker de Michael Jackson. "Un film musical, c’est vraiment une expérience incroyable pour un musicien, une occasion d’apprendre, mais aussi de désapprendre. Pour ma part, j’étais tellement excité que j’ai commencé à m’intéresser à la musique que les gens écoutaient à l’époque durant laquelle se déroule le film. J’ai beaucoup écouté Cab Calloway, par exemple", raconte Andre 3000.
Mais la question qu’on a très vite envie de poser à Outkast – dont le dernier album double Speakerboxxx / The Love Below, il faut le rappeler, n’était au final que deux disques réalisés séparément par les deux membres -, c’est la suivante: comment s’est passé l’enregistrement? Pas langue de bois, Big Boi répond assez vite. "Comme pour le précédent album, nous avons choisi de travailler chacun de notre côté. Même pour The Mighty O, que beaucoup considèrent comme une sorte de "réunification" du groupe – alors que, je le rappelle, nous ne nous sommes jamais séparés (rires). Effectivement, nous chantons ensemble sur un morceau pour la première fois en six ans: mais au risque de décevoir, nous avons enregistré chacun de notre côté, sans vraiment nous croiser en studio."
LA MÉTHODE OUTKAST
Andre, visiblement plus interpellé par cette question que son grand copain, prend le relais et souhaite visiblement expliquer plus en profondeur cette méthode Outkast. "Après Speakerboxxx / The Love Below, beaucoup de gens ont conclu que Big Boi est moi avions signé l’arrêt de mort du groupe. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que nous sommes, Big Boi et moi, de vieux amis, avec tout ce que ça comporte. Effectivement, nous partageons aujourd’hui musicalement moins de choses que nous n’en partagions il y a une dizaine d’années. Mais nous avons su en parler, et prendre les décisions qui s’imposaient. En décidant d’un commun accord de travailler chacun de notre côté, nous avons réussi à préserver l’avenir d’Outkast, qui est un groupe que nous avons construit ensemble, et ça, personne ne nous l’enlèvera jamais", note Andre, avant de poursuivre: "Big Boi et moi, nous sommes en quelque sorte un couple musical moderne. Nous ne nous interdisons pas de faire nos propres expériences, et tout cela nous aide à rendre notre collaboration plus intense."
C’est ce que prouvent en effet immédiatement The Train, ou encore Morris Brown, coécrits (à distance) par le duo, et qui sont tout simplement les deux meilleurs morceaux de l’album (bien plus réussis que le premier single The Mighty O, pourtant lui aussi coréalisé par les deux acolytes). L’écoute approfondie d’Idlewild confirme ensuite ce que nous ont raconté les deux compères. Le disque, plutôt efficace, respecte scrupuleusement les aspirations personnelles d’Andre et de Big Boi; la cohérence en prend un petit coup, forcément. Les titres estampillés Andre 3000, comme Don’t Chu Worry About Me ou P.J. and Rooster, sont facilement reconnaissables par leur envie d’aller bien au-delà du hip-hop, en empruntant au ragtime ou au jazz vocal. Les morceaux appartenant plutôt à Big Boi (Buggface) restent, eux, dans une veine nettement plus hip-hop et r’n’b, mais continuent néanmoins à maltraiter les beats en jouant sur une certaine asymétrie rythmique.
Dans l’ensemble, Idlewild est plutôt un bon album d’Outkast, pas aussi étourdissant que Speakerboxxx / The Love Below, certes, mais pouvait-on attendre de la B.O. d’un film qu’elle soit aussi aventureuse que deux échappées solitaires rassemblées? À cette question, Big Boi propose sa réponse: "Il est évident qu’après ce que nous avons réalisé avec notre dernier album, certaines personnes vont nous reprocher de ne pas avoir été encore plus loin dans l’expérimentation: on aurait voulu nous voir faire du hard, ou de la polka! Nous pourrons leur répondre que réaliser une bande originale est un exercice de style auquel nous ne nous étions encore jamais frottés: je n’appelle pas cela faire du surplace." On préférera peut-être alors retenir que ce projet Idlewild aura été le film et le disque de transition permettant à Outkast de survivre au tourbillon Speakerboxxx / The Love Below, dont le succès (commercial et d’estime) en aura happé plus d’un. C’est déjà pas mal, non, finalement?
OUTKAST
IDLEWILD
(LA FACE / UNIVERSAL)
À L’ÉCRAN ET CHEZ LES DISQUAIRES LE 25 AOÛT
ooo
REPÈRES DISCOGRAPHIQUES
Idlewild est le sixième album d’Outkast. Rapide coup d’oeil sur les disques précédents du groupe d’Atlanta.
Southernplayalisticadillacmusic (1994)
Alors que la consternante guerre "East Coast / West Coast" fait rage, Outkast ouvre une brèche par le sud en débarquant avec un disque remuant et impressionniste qui modifie la cartographie simpliste que beaucoup se font du rap. US. Player’s Ball, hit évident de ce premier album, prouve qu’on peut sourire et faire de l’esprit dans ce monde de brutes qu’est le hip-hop US: excellente nouvelle.
ATLiens (1996)
Avec son titre un peu futuriste, ATLiens puise plutôt dans les vieilles recettes pour pousser un peu plus loin l’expérience Outkast. Très influencé par les rythmiques fessues et seventies du grand George Clinton, ou par les mouvements du bassin des gospels du Sud, ATLiens emmène le hip-hop encore un peu plus loin sur la piste de danse.
Aquemini (1998)
Outkast assure définitivement sa place particulière sur la scène hip-hop US avec ce disque qui mélange beats bizarres, riffs de guitares, orchestre, et scratchs furieux. Alors que de nombreux groupes hip-hop ancrent leur musique dans la réalité du quotidien, Outkast s’invente des univers surréalistes, mais qui n’affaiblissent pas la force de son propos, comme le prouve Rosa Parks: l’un des plus beaux hommages rendus à cette grande dame, et le premier vrai carton radio du groupe.
Stankonia (2000)
Avec ses trois singles évidents, Ms. Jackson, B.O.B. et So Fresh, Stankonia tape immédiatement où ça fait du bien. Pas un booty qui ait résisté à ces petites bombes de dancefloor, dont le seul défaut est peut-être de masquer les contours mouvants et aventureux d’un disque moderne, épique et psychédélique, qui achève définitivement d’imposer la marque de fabrique Outkast. Avec Stankonia, le duo d’Atlanta prouve qu’on peut parler au bas et au haut du corps à la fois: c’est assez rare pour être signalé.
Speakerboxxx / The Love Below (2003)
Deux ans après la sortie d’un best of (Big Boi and Dre Present… Outkast) qui aurait pu laisser craindre l’affaissement, le duo revient avec son disque de loin le plus surprenant. Speakerboxxx / The Love Below regroupe en effet les échappées solitaires respectives de Big Boi et Andre, qui, dans des styles différents (jazzy et quasi yéyé pour Dre; électro-booty pour Big Boi), imposent un groove délicieusement moderne et élégant, dont les météorites Hey Ya! et The Way You Move sont les plus beaux représentants. Le disque reçoit en 2004 le Grammy du meilleur album de l’année. Indispensable, tout simplement.
(A.W.)