The Roots : Plan de match
Le matin de l’entrevue, le soleil parvenait à s’infiltrer à travers les persiennes d’une chambre située au quatrième étage de l’hôtel Ritz-Carlton. Affublé d’un tee-shirt noir, de jeans délavés et de baskets Nike, ?uestlove Thompson, le gentil monstre des Roots, discute calmement, assis dans une chaise trop petite pour lui, puis, sans avertissement, éclate de rire. C’est que lors de la dernière escale de sa bande (en 2004), le gros bonhomme avait détruit sa première chambre d’hôtel, et le souvenir est encore frais dans sa mémoire. "J’étais vraiment frustré. Je venais de recevoir les premières copies de notre album précédent et deux chansons étaient numériquement altérées. Lorsque j’ai appelé le label, ils m’ont dit qu’il n’y avait plus rien à faire. Mon énergie est meilleure que lors de cette dernière visite", assure-t-il d’emblée.
Deux ans après la parution de The Tipping Point, sans doute l’album le plus accessible du catalogue de The Roots, le vétéran combo philadelphien atterrit avec Game Theory, titre basé sur l’histoire du célèbre mathématicien John Forbes Nash Jr., racontée dans le film A Beautiful Mind. "Pour l’album précédent, Jimmy Iovine, le propriétaire d’Interscope, nous a rencontrés, et la première chose qu’il nous a dite, c’est: "The Seed, je n’aime pas. Trop expérimental à mon goût!" Venant de la part du gars qui a travaillé sur le dernier disque de John Lennon, on avait de la pression sur les épaules. Il fallait l’impressionner à tout prix et on a souffert de ça. Je me suis mis à me poser des questions. Comment pouvait-il comprendre un groupe comme le nôtre? Après tout, le label a mis sous contrat des artistes tels que Gwen Stefani et Ashlee Simpson. O.K. Et les Roots là-dedans?" s’interroge le colosse batteur, un peigne accroché dans sa généreuse chevelure.
Décidés à rompre les liens avec Interscope, Thompson, son pote Black Thought et le reste du clan se retroussent les manches et se font courtiser par le légendaire label Def Jam, avec qui ils signent peu de temps après. The Roots est heureux de son choix mais la transition ne fait pas l’unanimité parmi les amateurs. "Avant même d’entrer en studio, les gens avaient des idées préconçues. Notre public pensait qu’on était là pour ramasser le magot avec cette association, mais ce n’était pas le cas. Dans un sens, je souhaitais presque que les gens nous sous-estiment et pensent qu’on soit vendus afin de leur prouver le contraire."
Avec un nouveau contrat en poche, les Roots parviennent à traverser une période noire entre mai et juillet 2005 et conçoivent collectivement Game Theory. Finie la période old-school de Tipping Point. Évitant l’expérimentation débridée et les angles rock de l’ambitieux Phrenology, l’innovatrice formation confectionne une collection de grooves graves et percutants. Game Theory se veut l’album le plus mature des Philadelphiens qui abordent des sujets aussi sordides et variés que la mort du producteur J Dilla et la guerre en Irak. Mais ce qui étonne le plus, c’est la cohérence de l’affaire. "C’est l’album sur lequel les membres du groupe sont le plus unis. Auparavant, on avait déjà utilisé la méthode Abbey Road des Beatles. Si personne n’était en studio, j’appelais et j’enregistrais mes trucs. Ce disque est cohérent parce qu’il a été créé en équipe. On voulait faire comme pour le premier album. Afin de transmettre l’énergie désirée, on devait se retrouver dans la même pièce et découvrir ce qui allait se produire", raconte avec enthousiasme le corpulent batteur de 35 ans.
Privé de son studio fétiche à New York (Electric Lady) pendant ces mois de galère, le collectif enregistre de nombreuses pistes dans son petit studio philadelphien et signe un compact en forme de défi. Pour la première fois, il doit se fier à ses propres ressources. "C’était ardu de produire un album direct. Vraiment tout un challenge de sonner comme un disque hip-hop régulier. J’aime cet aspect sombre qui provient des conditions d’enregistrement de notre minuscule studio maison. L’ambiance qui régnait pendant ces mois d’incertitude a déteint sur le produit final."
Après avoir dressé un bilan de carrière l’an dernier avec la parution d’une double compil, Thompson considère que The Roots est loin d’avoir dit son dernier mot. "Certaines personnes n’aiment pas le changement et il est possible que je fasse partie de ce lot, mais, au moins, j’ai le courage de l’admettre. Je suis très étonné que l’on produise encore des disques et qu’il y ait des gens curieux de l’avenir des Roots. On a réalisé neuf albums, certains acclamés par le public, d’autres moins, mais la plupart des gens s’entendent pour dire qu’ils sont bons, et c’est ce qui importe pour moi. À la sortie de chacun d’eux, j’ai toujours l’impression que c’est mon premier! Cet album est notre dixième. Tu sais, les Beatles n’ont même pas réussi à boucler dix ans de carrière! C’est pas mal, non?"
The Roots
Game Theory
Def Jam / Universal
En magasin le 29 août