Jean Leclerc : Mor(t)s aux dents
Jean Leloup est mort, vive Jean Leclerc. La bête imprévisible crache Mexico, disque violent et noir où des guitares sales fauchent la mort et des funks cousus main torchent une époque désordonnée. Rencontre.
"Ça me gêne, ça me gêne, ça me gêne, ça me gêne!" répète-t-il à satiété. "Ça me gênait tellement d’être connu! Être aimé, ça multiplie les difficultés! Je voulais tellement bien faire! Mais après cinq ans de carrière, la célébrité m’avait rendu parano! Je faisais chier le monde autour de moi! Je sortais plus… Je voulais pas que les gens me regardent… Je restais enfermé chez moi… Je me sentais trop ou pas assez important… Je suis encore comme ça: très nerveux face au regard des autres… très complexé. Je ne me sens jamais à la hauteur… Je m’étais réfugié dans ma tête… Être connu, ça exagère tout ce qu’on est. Et je suis un type fragile", lance dans une seule tirade un Jean Leclerc viré mode confidence après une heure d’espressos en terrasse centre-ville dans une conversation démarrée en trombe.
DEAD WOLF
À 14 h 30, le 5 août, devant son sandwich vaguement nouvelle cuisine, quadragénaire atypique aminci après vingt ans de métier et six albums derrière la cravate, fébrile comme un témoin sous protection déguisé en lui-même, Leclerc glisse rapidement sur les causes de ce suicide professionnel arrangé avec le gars des vues qui a tant fait freaker ses admirateurs: "Les gens ont passé pas mal de temps à psychanalyser la mort de Leloup. J’ai brûlé ma guitare parce que je ne voulais plus chanter mes vieilles chansons. Plus jamais! Et j’ai abandonné mon nom parce que je ne voulais pas devenir une valeur sûre… finir chaque été dans le Festival de la Nostalgie, ça m’aurait tué! J’ai fait un serment: si je chante encore une fois Isabelle, je suis maudit!"
Sa petite mort assumée servira de prémisse à son septième album, le fantasque Mexico. Dans la pièce d’ouverture Ice Cream, beat de fond à faire danser un paraplégique, le maître de cérémonie se présente en cadavre dans un swing "slappé" de guitares taillées sur mesure: Ladies and gentlemen, Mister Dead Wolf and his good business is now presenting Tangerine 444… Leloup-Mort-Vivant, plus obsédé de cinéma que de musique, se livre en ce mardi de soleil horizontal à une hilarante mais pathétique apologie qu’on intitulerait: Vie et mort du chanteur populaire québécois. "Au début, t’es un rocker rebelle, dit-il. Tu tombes, comme moi, sur l’année où Granby veut faire jeune. Tu fais du bruit sur deux, trois disques. Ensuite on raconte que tu t’es assagi peu à peu. Et qu’on t’aimait mieux avant… Puisque tu vends, t’as des subventions qui coulent chaque année du robinet… Dix ans plus tard, tu te gausses à plus finir de toi-même dans les médias. Tu racontes à quel point ton nouvel enfant t’apporte beaucoup. Tu expliques que les relations de couple ont été difficiles, mais que maintenant ta nouvelle femme t’a fait comprendre beaucoup de choses sur toi-même! Tu décrètes que c’est bon de vieillir. Tu sais tout! Peut-être que je devrais faire un enfant et tout comprendre en le regardant? ironise-t-il. La quarantaine et l’enfant unique, il n’y a que ça à Outremont. On va tous mourir à Outremont? Estie que ça m’ennuie! Je veux mourir sur une Takamine vermoulue! Moi je fais de la musique, pas de la psychologie."
GUITARE
Baveux, gluant, torché de guitares sales et de rythmes oscillant entre un funk sombre et une soul délicieusement rétro, Mexico est un crash course grouillant des fièvres et des péchés capitaux que des accidentés confessent: "Vincent était un moins que rien / Il nous battait comme son chien / Qui jappait au bout du poteau / Qu’il fasse froid, qu’il fasse beau / Je revendique l’assassinat / Vincent était un piège à rat / Le meurtre était prémédité / L’avion s’envole pour le Mexique / Bientôt la plage, les sommeils lourds / Et je perdrai tous ces kilos, en trop / Ah le couple… putain… le couple" (Mexico).
"Je voulais raconter des histoires qui me préoccupent, dit Leclerc. Des trucs vus aux actualités, des trucs vécus… Écrire sur des personnages qui m’intéressent. Sur la femme qui n’a plus rien à regretter, sur sa fuite à Mexico ou ailleurs. Sur des gens qui commettent des erreurs et qui fuient. Pourquoi ce titre d’album? Parce que l’espoir réside souvent dans la fuite! Y’a toujours un Mexico, un endroit où l’on peut fuir et atterrir."
En 2006, presque tous les titres de Mexico affichent soit une conclusion fatale, soit l’indulgence d’une grâce temporaire accordée à sa galerie d’errants. De la mère fuyant la justice après avoir buté son demeuré de mari jusqu’à Personne où Leclerc profane des morts-vivants, les deux tiers de ses trames pourraient servir de script à un road-movie trash de Tarantino. Tape-cul des déviants aspirés par la force du destin, Mexico est un vaudou d’outre-tombe, un carnaval morbide et festif dont la guitare est le grigri sacralisant des musiques violemment opposées à la fatalité des textes.
MALPROPRE
"Si les musiciens pouvaient s’écouter entre eux! Au moins, moi, je m’écoute! Alors j’ai tout fait moi-même… C’est plus sale, ce son, hein? Ç’aurait pu être comme ça depuis longtemps si tout le monde s’était pas chargé constamment de me faire la morale. Mon premier disque, j’aurais pu l’enregistrer dans une église tellement c’était straight! J’arrivais d’Afrique, j’écoutais Hendrix et Deep Purple, je débarque ici et j’entends des chansons à propos du pauvre fermier qui a "pardu" sa boîte à pain… À 14 ans, je mangeais pas des granolas, je portais pas des bottes Kodiak avec des gros bas, j’avais une chemise rose et des bracelets", s’emporte Leloup, évoquant ce qui l’a poussé à prendre entre ses mains d’homme-orchestre sa direction musicale et sa destinée professionnelle en fondant sa propre étiquette indépendante. Même s’il rêve d’avoir les moyens de "torcher Madonna" et de concurrencer le son des grosses productions à deux millions, que Mexico ait été fait avec des moyens qu’il qualifie lui-même de dérisoires le soulage presque.
"Je compose pour savoir qui je suis. Je travaille et retravaille les chansons en essayant de me rapprocher de moi-même. Pourtant, durant des années, j’ai été soumis à l’influence des mononcles de cette industrie qui m’expliquaient ce qui était bon pour moi. Comme s’ils le savaient mieux que moi. Tout le monde a "cleané" ma musique. Même les junkies! Man, le rock’n’roll québécois, c’est la musique la plus fuckin’ bonbon que j’ai entendue de ma vie! Moi, je veux que ça boite et que ça force, sacrament!…"