Tom Waits : Aux oubliés
Musique

Tom Waits : Aux oubliés

Tom Waits lance Orphans, triple album de chansons égarées et inédites regroupées sous les sous-titres Brawlers, Bawlers, Bastards (Bagarreurs, Braillards et Bâtards). Thèmes appropriés qui invitent au survol de l’oeuvre et de l’homme jusqu’à l’enfance.

Vendredi tout gris. Revenant, trempé et coupable d’un paquet de Camel Lights, de la tabagie du coin, j’écoute une voix graveleuse laissée sur mon répondeur: "Ok Fransoieye, man, my phone ran out of gas! Well, that’s the name of the game. Was nice talking t’you. See you somewhere down the road, man."

FRISSONS

Trente-cinq minutes déjà que la communication rompue m’a laissé en rade avec mes dernières questions. Trente-cinq minutes depuis à arpenter une rue transversale ponctuée des squelettes de bicyclettes abandonnées. Entre la laundromat soporifique et le festival de la crevette grecque à neuf piastres, la rue goudronnée ramène en flash-back une poésie de circonstance: c’est la version locale de sa cour des miracles. Les pochtrons, les amours à la sauvette. Les somptueux blues de déglingue de Heartattack and Wine, Blue Valentine, Small Change, Rain Dogs

Écartelé entre le romantisme de West Side Story et le sordide de Bukowski, depuis son Closing Time de 1973, Tom Waits a gribouillé en endos de carte postale l’indicible Amérique des peep-shows, des bars-billards, des terminus Greyhound… avec une virtuosité dont on pourrait parler longtemps. Et puis, las de ce que ces jazz et blues bien convenables pouvaient avoir d’entendu, le tournant de Swordfishtrombones (1983) l’a poussé à des dépassements sans retour possible, transformé en épouvantail farouche, en crieur de foire ambulante.

Vingt-troisième album, Orphans, avec son ramassis d’inédits et de morceaux égarés aux quatre coins de trames sonores, offre tout ceci: trois facettes majeures de Waits rassemblées sur autant de disques coincés dans une seule pochette. Le romantisme doux de Brawlers, les intonations irlandaises de Bawlers et – titre approprié – les essais de Bastards s’apparentent à un bilan partiel dont il va maintenant répondre dans une conversation qui tient de l’interrogatoire tant presque tous ses commentaires laconiques seront précédés d’un long silence et de la terrible phrase: "Man! I really don’t know."

IGNORANCES

Des nouvelles et des oubliées… 56 chansons pour vos 56 ans passés! Vous devez probablement ignorer qu’en français, faire 56 choses veut dire tout faire en même temps?

"Aaaah, le fransssais! Tiens, c’est marrant, ça! Je ne sais pas… ces chansons, quand on les met à la queue leu leu, prennent un sens plus large. Comme les mots d’une seule phrase… Pour moi, évidemment, elles ressemblent à un miroir."

Il y a là-dessus, particulièrement sur Brawlers, une bonne douzaine de titres qui permettent de voir à quel point votre boulot vous ramène aux racines d’un blues de plus en plus primitif.

"Primitif? Humm… Rugueux, ouais… C’est un des spectres du blues, l’autre étant le hip-hop… Le hip-hop, c’est bien la seule affaire qui se réinvente, qui n’a pas encore acquis de conventions… Mais rien ne gouverne le voyage entre les frontières des états. Moi, je fais ce que j’entends. Je suis GUIDÉ par une espèce de voix intérieure. Y’a quelque chose… une petite souris qui se glisse dans ma gorge et contamine tout mon système sanguin."

Peu de compositeurs ont touché à autant de genres et de manières de faire de la musique. Votre oeuvre, c’est toute la culture américaine, de Sonny Terry à Irving Berlin, en passant par le folklore irlandais des campagnes…

"Merci, man! Tout vient ultimement de la même source; quand j’en accouche, ça gigote, ça prend une première grande respiration et ça change de couleur…"

Plusieurs chansons de Bawlers portent aussi la marque d’une grande affection pour le romantisme un peu grandiloquent des années 40-50…

"Oh oui! Cole Porter, Johnny Mercer, Hoagy Carmichael, quels talents! Je suis immergé dans ce genre de choses parce que je suis attiré à la fois par la mélodie et par la dissonance."

ORPHELINS

Quand vous serez très vieux, je vous imagine faire des disques pleins de jolies ballades impérissables…

"Quand je serai vieux? Vous pensez que je devrais? (rires) Humm… Je ne sais pas… Je vis dans le moment présent… et pourtant, pour faire des chansons, il faut s’arrêter et écrire. C’est si étrange. Certaines ont une signification profonde qui leur garantit une authentique longévité, elles semblent faites pour survivre… D’autres ne seront chantées qu’une seule fois. Je ne fais pas toujours la différence. Je sais que les enfants font les plus belles chansons. Ils les inventent, ils les chantent et ensuite ils les oublient et en font une autre… C’est intéressant de songer à l’évolution des chansons. Ça ne vient pas de la télé ou d’un livre ou d’un iPod… ça vient de la jungle. Avant, tout le monde chantait. Maintenant, c’est différent. Elles sont enregistrées, emballées et lancées dans l’atmosphère. Avant, les chansons évoluaient de bouche à oreille, elles mûrissaient comme le vin."

Peut-on discerner une thématique principale, un leitmotiv dans toutes les chansons d’Orphans?

"Une seule thématique? Non. Mais je crois que j’ai déjà exploré plus de thèmes que je ne le fais actuellement. Vous savez, ultimement, mon intention fut toujours de prendre deux chansons et de les enfermer seules dans une chambre. Elles s’accouplent et font des enfants. Normalement, il en résulte un disque."

Quelqu’un de très sérieux a écrit que votre intention principale avait toujours été "d’explorer le bas-ventre sombre de l’Amérique"…

"Oh boy! L’horrible cliché! J’ai entendu ça un million de fois!"

Alors disons que vous avez une fascination marquée pour les perdants, les désespérés et pour la petite parcelle d’espoir qui les tient en vie?

"Humm… Ouais… C’est comme Mary Ellen Mark. Elle prend des photos de gens que personne ne photographie jamais. Ils n’ont pas de voix, ne sont pas entendus, ne sont pas remarqués. Parfois, je prête attention à ces choses. Ce n’est pas toujours facile de faire la différence, mais que je dise "je" ou "moi" dans une chanson ne signifie en rien que je parle de moi-même."

ESPOIRS?

Y aurait-il donc encore quelque chose à raconter sur ce que l’amour peut sauver de la noirceur du monde?

"Bob Dylan a dit récemment: "Je veux recommencer à croire en la miséricorde de l’humanité." Je crois que nous souhaitons tous y croire. Particulièrement ces temps-ci, alors que tout le monde se tire dessus…"

Quelle est pour vous l’image apaisante de la beauté?

"Wow! man, excellente question… Je n’y ai jamais réfléchi… c’est très personnel… Mes trois enfants, ma famille, ma musique parfois… Je fais pousser des tomates. Les premières du printemps. Les précoces, ce sont les meilleures."

Croyez-vous que votre imaginaire fertile et distordu, cette poésie quasi dyslexique, remonte à l’enfance comme chez beaucoup d’auteurs?

"Je n’étais pas plus étrange que les autres. Sauf que j’ai grandi sans aucune supervision. À neuf ans, je fumais deux paquets de cigarettes par jour. À 17 ans, j’avais été marié et divorcé deux fois! Maintenant que j’ai des enfants, je me demande: comment a-t-on pu me laisser faire, comment l’Amérique peut-elle laisser faire ça? Mais je suis né dedans, comme disait Bukowski. On est tous coincés avec notre propre vie… impossible d’en sortir. J’essayais de trouver ma place. J’étais l’escargot qui essayait de traverser la rue."

Kathleen Brennan, votre épouse, est pour beaucoup dans votre travail; pourquoi ne pas cosigner les albums et les chansons?

"Elle est très pudique. Elle ne veut même pas qu’on la voie en photo. Mais c’est le cerveau et moi les pieds…. Ma femme, elle peut chanter comme Maria Callas et jouer du piano comme Fats Waller. On s’est marié il y a 26 ans, à deux heures du matin, ça a coûté 79,95 $… J’en ai eu plus que pour mon argent, mon pote!"

Vos chansons ont donné lieu à beaucoup de reprises: The Eagles, Springsteen, Rod Stewart, etc.

"C’est toujours une bonne chose. Je n’écris pas pour ma mère. J’imagine que ça veut dire que ça charrie un peu de vérité universelle. My Funny Valentine, Blues in the Night, Suzanne, Positively Fourth Street ou Walk the Line ont servi à ça. Peu importe s’ils font plus de fric que moi avec mes chansons… Je n’ai pas la vie de ces types-là et je ne les envie pas. J’ai fait peu de hits, et je préfère demeurer dans de plus petits jardins. Il y a certainement une sorte d’hypnose déplaisante à regarder 150 000 personnes qui viennent voir un type chanter… Moi, je ne veux pas être le coq du poulailler."

Cendrier au fond de la gorge, allée de gravier, papier émeri… tout a été dit à propos de votre voix! Mais est-il risqué de chanter en permanence si près de la cassure?

"J’ai cessé de fumer il y a 14 ans, et de boire aussi… J’avais assez bu, j’ai terminé tôt! Le pire que je puisse faire subir à ma voix, c’est de boire du café. Je suis plus en santé que les gens à propos desquels j’écris, et c’est essentiel, je crois. Ma femme m’a sorti de l’agitation des villes. Elle m’a dit: "J’en ai assez, on part à la campagne, que tu nous suives ou non!" Et puis j’ai tout de même été supervisé par un oto-rhino-laryngologiste durant toutes ces années."

Qu’a-t-il conclu en vous fouillant la gorge?

"Man! Il m’a dit de cesser de chanter!"

Tom Waits
Orphans
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