Vincent Delerm : L'art de conjuguer
Musique

Vincent Delerm : L’art de conjuguer

Au troisième essai, Vincent Delerm, franchissant la ligne des nostalgies, accouche d’un antidote à la morosité de l’Europe. Un grand disque frais, duveteux, décalé, d’une volupté inouïe.

"Vous analysez ce que vous éprouvez, nous pensons afin d’éprouver", avance Malraux, en 1926, dans La Tentation de l’Occident, à son interlocuteur asiatique durant ce dialogue imaginaire entre l’Occident et l’Orient, expliquant ainsi que plusieurs sociétés asiatiques ne disposent pas dans leur vocabulaire de quoi énoncer des concepts abstraits. Aucun équivalent chez eux aux mots amour ou douleur, mais plutôt une nécessité de restituer chaque émotion spécifique en quelques phrases précises.

Réalisme banal et immense paradoxe poétique lorsque proprement appliquée à la chanson, cette propension au détail, Vincent Delerm, champion du flash-back, accusé depuis son premier album d’abuser de références culturelles, pouvait, admet-il, s’en réclamer: "Il y en a qui pensaient que je faisais le malin en étalant ma culture… Mais je ne voulais pas être l’antidote intellectuel à Star Academy", dit Delerm depuis Paris en quelques rires enthousiastes et étonnés. "Ce style très réel, faits, lieux et détails, ce n’était pas des ornements inutiles, c’était ma manière de présenter les choses. Au départ, on écrit comme on peut. Puis ensuite, se faire répéter ça, qu’on en fait trop, c’est comme se faire dire qu’on porte toujours le même polo bleu. On finit par le porter un peu moins. Cela dit, je n’ai pas tellement d’inclination à le rappeler à mes détracteurs, mais ça a plu."

Effectivement, le style qui a atteint des sommets de référents culturels sur Kensington Square avec des chansons comme Veruca Salt et Frank Black a peut-être agacé, mais il a aussi terriblement plu: 400 000 copies vendues d’un premier album éponyme en 2002, plutôt piano et passablement élitiste. Trois cent mille du suivant typé pop british d’après-guerre branchou…

Maintenant, paru au Québec depuis trois jours: Les Piqûres d’araignée, 13 chansons dont les deux tiers de simili-variétés jouissives touchant à la perfection, amorcent une transition lumineuse: "Je fais des chansons influencées à la fois par la tradition littéraire et les variétés. J’ai voulu faire un disque plus léger, globalement plus proche de ce que je suis. Moins petit intello-chambre de bonne sortant du cinéma en discutant de ses goûts."

"Sous les avalanches t’es pas étanche / T’as pas la dégaine de Miss Aquitaine / T’as pas trop les genoux de Miss Anjou / T’as pas le cerveau de la dame avec un chapeau / Tu feras pas de publicité shampooing / Tu seras pas ambassadrice Coco / D’un vieux parfum pour future vieille peau" (Sous les avalanches)

Enregistré en quelques jours, en Suède, avec le soutien de la vedette locale Peter Von Pohel, Les Piqûres, avec ses arrangements de xylophone, ses mélodies naïves sifflées, ses tempos duveteux et ses triangles amoureux, s’avère plus parisien que le Paris de Michel Legrand et les nostalgies péremptoires d’Alain Souchon, plus franchouillard sixties que Jacques Tati et Jour de France, plus pastel que Les Parapluies de Cherbourg: "Je me suis rendu compte après coup de ce parti pris. J’aimais ce son un peu mat de variétés 70. François Rauber, Legrand… Je suis un type assez joyeux dans la vie, mais je fuyais cette insolence en plaçant un petit paravent de mélancolie dans mes chansons. Là je me suis dit: pas de prise de tête, des intuitions… J’ai 30 ans, ce qui m’entoure est assez ensoleillé et joyeux… donc…"

RUPTURES

"Souchon dit: "Il y a des chansons mieux que nous." Des chansons dont on ignore qu’elles sont en nous. Des chansons immédiates qui ont une certaine grâce", lance Delerm en évoquant en même temps Béart ou Higelin, des auteurs qui ont écrit sur un de ses dadas, les triangles amoureux chantés à deux voix comme dans Marine: "Quand je connaissais Marine / Poster… des Philippines / Elle mettait des collants verts / Je la connais depuis peu / Au niveau collants c’est mieux / Disparition du poster / Je ne peux pas, effacer le garçon juste avant moi / Il faudra, diviser certains sentiments par trois…" Flash-back et rapports hantés par le souvenir des prédécesseurs. Sentiments doux-amers de n’être que de passage dans un coeur étranger: "C’est assez générationnel. Avant, les gens avaient des flirts de deux mois et un mari pour quarante ans. Maintenant, à trente ans, on a déjà eu deux, trois histoires d’amour signifiantes qui ont duré. Je préfère ces expériences aux chansons de séparation, qui me semblent assez faciles. Le pauvre auteur, il souffre! Alors personne n’ose dire quand c’est raté!" (rires)

Pudeur avouée comme dans Ambroise Paré où il ne sera jamais clairement dit qu’il y est question d’un mourant, ou dans l’extraordinaire 29 avril au 28 mai, réminiscences d’une brève exposition dont l’affiche est demeurée sur un mur de chambre à coucher tandis que le temps passe… Anecdotes nourries de flash-back conjugués dans des temps incertains. "Je n’aime pas que les chansons paraissent too much. Je préfère que les gens accomplissent des associations d’idées en leur proposant des choses un peu carrées, techniques. Et plus c’est censé être sentimental, plus j’essaie d’aborder le propos de manière concrète. Voilà en tout cas ce que je veux faire… mais il faut du temps pour parler des choses."

ooo

PRÉSIDENTIELLES

"Pourquoi les femmes en 1998 se sont mises à aimer le football? Probablement parce que c’était tellement envahissant qu’il était préférable de s’y intéresser que de le subir sans cesse. Pareil pour la politique, difficile de ne pas s’y intéresser", dit Delerm dont le coeur porte doucement à gauche. "Malgré toutes les réticences, il faut noter que ce sont des jeunes qui ont pris la parole maintenant… En France, c’est devenu une tradition de voter pour le moins pire. L’abbé Pierre n’aurait pas pu être président de la République… Pour lui comme pour moi, j’imagine, c’est déjà une fonction qui porte en elle un certain paradoxe avec les idées du socialisme…"

Vincent Delerm
Les Piqûres d’araignée
Tôt ou tard / Warner Music

À voir/écouter si vous aimez
-Thomas Fersen
-Vincent Baguian
-Yann Tiersen