Daniel Bélanger : L'ère du temps
Musique

Daniel Bélanger : L’ère du temps

L’Échec du matériel de Daniel Bélanger pose sur nos moeurs un regard grinçant. En 15 ans, la réussite a engendré d’autres doutes et affiné ses réflexions sur un monde aux abois.

"…Quatorze heures quinze, huit degrés sur Montréal. Après la pause, Jean Leclerc et la nouveauté de Daniel Bélanger…"

Dans le taxi branché sur RockDétente qui descend plein sud vers mon rendez-vous, les stars de la chanson québécoise côtoient les spots de McDo et la langue de bois de Jean Charest comme chiens et chats.

Y a-t-il quelqu’un parmi les milliers d’auditeurs distraits qui s’amuse encore du paradoxe que constitue le discours anarchiste de Leclerc diffusé à la suite des imprécations électorales de nos dirigeants si politiquement corrects? Et de la contradiction entre la faillite du matérialisme chantée par Daniel Bélanger et les pubs de matelas qui succèdent à ses quatre minutes de saine dérision?

"Plus je m’assure / sur la vie et sur les choses / je me réveille chaque jour / plus angoissé / Les objets me hantent / Je fais des cauchemars de brocantes / où tout s’enfuit…" chante désormais Bélanger sur L’Échec du matériel. Le farfelu de la dynamique entre son message et les médias qui le transmettent n’échappe pas à notre timide ami.

"Tout à fait! Dans ce genre de moments, il y a une réelle contradiction. Même avec l’objet, le disque… J’y ai pensé. Mais est-ce qu’il faudrait que les artistes se ferment la gueule lorsqu’il y a un contraste entre leur propos et la diffusion de leurs chansons?" lance d’emblée Bélanger avec un sourire qui ponctue la rumination intérieure amusée qu’on sent souvent en sa présence. "Je pense que le rêve de tout auteur-compositeur, c’est de prendre sa guitare et d’écrire des choses vraies. Cette fois-ci, je voulais, plus que jamais, témoigner du réel, écrire des trucs sur les événements de tous les jours. Et je sentais instinctivement que ça me mènerait à parler de la faillite des systèmes."

Cinq ans après le magnifique Rêver mieux demeuré sur toutes les lèvres, L’Échec du matériel évoque avec des distances poétiques les fermetures d’usines, les heures de pointe impatientes, les lits d’hôpitaux anonymes, les petites apocalypses écologiques. Des désoeuvrements solitaires conjugués au "je" par un auteur empruntant la peau de toxicomanes victimes de la consommation-consolation: "Plus on me sollicite / Plus j’ouvre ma porte / Plus j’invite et plus on m’incite / À la faillite / De ma spiritualité / Plus tu m’offres, plus tu m’amoindris / Moins je possède ce que j’ai / Moins j’ai le goût de moi / Moins je vois ni ne veux tout ce que j’ai / Plus tu m’enlèves ce que je veux / Plus je le veux, plus je le désire / L’envie, la jalousie se confondent / En un tourbillon." (Plus)

EN AVOIR SON CHAR

"Un jour, je suis sorti de chez moi pour reconduire mes filles à l’école. La porte de ma voiture avait été arrachée. Ce geste épais a dégénéré en visite au poste de police, assurance, réparation. Ça m’a totalement fait chier qu’un incident banal, un truc aussi vulgaire puisse prendre autant d’importance et nécessiter autant de temps. Ce niaisage insensé m’a fait mettre le doigt sur ce que je sentais intuitivement: ça ne marche pas! Y a rien qui marche. L’accumulation de frustrations, ça rend fou! Le middle class est pogné partout sur les ponts aux heures de pointe. Il est endetté par-dessus la tête… Il ne peut pas avancer… Il est jammé de partout."

"Faire marche arrière / entreprendre un demi-tour / est bien au-dessus / de mes forces déployées / à faire ce que doit / ce que les choses attendent de moi / à maintenir le monde / avant qu’il ne s’effondre." (L’Échec du matériel)

Malgré ses étouffantes allégories d’embouteillages et l’ancrage social de son propos, comme si son personnage désarmé et dépassé ne pouvait que baigner dans sa condition de "client", Bélanger n’a pas pris le parti de la dénonciation littérale. Ici, rien, sinon la poétique naturelle habitant toute chose au hasard, ne s’oppose au kafkaïen du système désincarnant l’homme. Loin des discours de résistance primaires chers aux jeunes auteurs québécois, sur L’Échec du matériel, il prend souvent le parti risqué de la démonstration par l’absurde: "On peut me priver d’amour, mais pas de posséder / Plutôt vendre mon âme / et puis mourir / Ma valeur marchande / à la bourse de l’enfer / est à la hausse / à chaque angoisse qui me ronge." Et plus; même si l’auteur se veut ici plus concret, selon son habitude, son écriture conserve cet aspect aérien propre au domaine du phantasme et des songes. Et il en va de même pour son processus de création: "Je fais d’abord des musiques sur lesquelles je chante des sons. Je sors à l’extérieur de la ville. Je me prends une chambre d’hôtel, je travaille des textes… Ensuite, je ne sais plus trop comment démêler tout ça. Les choses se confondent. Ce n’est qu’une fois le disque terminé que je me réveille lentement. Je suis un lent… Il me faut du temps pour comprendre ce que j’ai fait, mais rétrospectivement, ces chansons me semblent tout de même assez directes", insiste-t-il.

LA GRANDE QUESTION

Lorsque, après des années d’indigence, le succès des Insomniaques a mis des sous en poche, quel fut le premier désir que Bélanger choisit d’assouvir? "Je me suis acheté un pot de fleurs que je trouvais beau… sans les fleurs, juste le pot!" rigole-t-il. "Eh oui! Quand on a de l’argent sur le tard, on a des réflexes de pauvre. On sait ce que c’est… Et puis des disques, des tas de disques que mes finances ne m’avaient pas permis d’acheter."

Au-delà de la dégradation de sa bagnole, Bélanger laisse franchement entendre que le thème de L’Échec du matériel sourd aussi de ses propres interrogations. Le considérable succès de ses disques (600 000 copies) n’a pas empêché un questionnement personnel assez étonnant, bien au contraire: "Je n’ai jamais eu peur qu’un jour ça cesse. Dès 1993, je me disais: "Je suis chanceux, et si ça s’arrête, j’aurai eu ma petite bouchée du truc." Dans les dernières années, c’est plutôt le succès qui m’a fait envisager d’abandonner. M’accomplir dans la chanson, c’était mon rêve d’enfance. D’accord, et ensuite? Quand on est devenu un adulte, quel autre rêve peut-on avoir? C’est un peu pour ça que j’ai fait Déflaboxe qui, avec ses textes raboteux, était tout sauf de la chanson… Et puis la fatigue. Faire ce métier, c’est comme avoir son bureau dans sa tête et ne plus être capable de sortir du bureau. Cela dit, actuellement, j’ai l’impression que je ne pourrais pas arrêter. Accoucher d’un disque, c’est comme avoir un enfant, c’est un état de grâce au début, un soulagement. Tout de suite après, tu en veux 15. Je pense déjà au prochain…"

L’ÈRE DU TEMPS

Minutieusement réalisé avec Carl Bastien et Michel Bélanger, L’Échec du matériel s’est étendu sur deux ans de gestation. Il démarre sur les sonorités fluides des six cordes infinies et, plus imprévu, prend ses aises sur beaucoup de pianos lents dont les notes délayées résonnent comme des questions. Les instruments électroniques y sont cette fois-ci presque absents au profit d’un lyrisme parfois un peu seventies. Des paysages qui s’apparentent aux enregistrements de Lanois ou Brian Eno. "Possible… Je ne voulais pas repasser sur mes traces…. Je suis influencé par la musique que je fais ou par celle que j’entends", réfléchit lentement Bélanger. "Le piano, c’est un son qui influence la manière d’écrire, il y a un moment où on a besoin d’air. Il y a ce que je veux faire et ce que je peux faire. On lance plein d’idées, comme des petits bouts de papier. On suit plusieurs pistes… Tout est possible. C’est difficile de choisir. Mais peu à peu, les chansons me ramenaient à quelque chose qui me ressemblait profondément…"

LES AUTRES

"Du plus loin que je me souvienne, dès le secondaire à l’école Des Sources de Dollard-des-Ormeaux, y avait rien qui m’intéressait à part la musique. Était-ce une carence? Un désir particulier? Je suis un être tourmenté, mais pourtant je ne réponds pas au cliché de l’artiste… Je suis assez organisé: deux enfants, pourvoyeur, vie de famille… Et j’arrive à tout faire. Je trouve le temps. J’aime bien dire que je suis un auteur- compositeur de guerre. J’arrive à écrire entouré de la marmaille et du bruit. La stabilité de cette existence laisse de l’espace pour réfléchir à l’instabilité et permet à l’ego de prendre sa place", ajoute le quadragénaire hautement secret dans un rire sonore.

Du petit resto de la rue Sainte-Catherine à peu près vide où il a pris ses aises sous le regard bienveillant du personnel, il ajoute: "Tu sais, le succès, c’est fucké! Ça a un impact certain sur le quotidien… Ça manque d’intimité, cette impression de ne plus jamais vivre seul. D’occuper une petite place dans la vie des gens. Bien sûr, il y a l’affection du public, mais ce sont parfois des calories vides. Certains m’écrivent et me connaissent comme s’ils m’avaient tricoté, et moi, je ne les connais pas… J’essaie de les comprendre… Heu…. Y a ce qu’on contrôle et ce qu’on ne contrôle pas… Par exemple, les entrevues, ça va, mais c’est la dernière chose que dans ma vie j’aurais pu prévoir."

Poussant son concept L’Échec du matériel, Daniel Bélanger offre un spectacle gratuit le 2 avril à 20 h 30 au Métropolis. Admission de 1500 personnes et album gratuit offert en primeur aux 250 premiers arrivants.

Daniel Bélanger
L’Échec du matériel
(Audiogram / Select)