Patti Smith : Épître au cohérent
Poète, chanteuse, peintre, incendiaire… de génie. Après bien des deuils et quelques rédemptions, Patti Smith demeure l’une des voix féminines les plus criantes d’Amérique. En 2007, elle reprend une route marquée par l’urgence de l’engagement.
Wave, Radio Ethiopia, Easter… jetés brutalement comme des fixes d’héroïne noire au centre des années soixante-dix, ses premiers albums pop-punk fabuleux ont confirmé la réconciliation urgente et ambitieuse du rock et de la poésie amorcée par Jim Morrison. Immortalisée par Robert Mapplethorpe, consacrée par ses pairs sur deux continents, lors de longues absences elle se voue à ses enfants et enterre ses morts, puis durant cette décennie deuils et regrets cèdent la place aux partis pris de politique active. Rare entretien depuis New York.
Vous avez dit à propos de votre mari disparu et de vous-même: "Nous avons essayé de sauver le monde avec de l’amour et une guitare électrique." Était-ce au départ votre réelle ambition?
Patti Smith: "Possiblement, mais nous faisions ça avec une grande naïveté et sans nous en rendre bien compte. En 1972, ce n’était pas une démarche terriblement intellectuelle."
L’amour, ce n’est pourtant pas l’image que l’on retient d’abord des révoltes quasi punk de chansons comme Pissin In The River ou Revenge?
"Ce n’est pas l’amour bisou-bisou! Lorsque Jésus a chassé les marchands du temple et les corrompus, il était en colère, mais il ne l’a pas fait sans amour et désir de justice. Je ne crois pas que l’on puisse appeler violence l’énergie ou la passion investie dans l’engagement. Tourner mon ampli au maximum, arracher les cordes de ma guitare, exprimer ainsi ses frustrations au lieu d’aller s’entretuer… Pour ma génération opposée au Viêtnam et à toutes les guerres, la guitare électrique était l’arme de prédilection!"
Votre art est devenu de plus en plus concrètement politisé. Est-ce parce que les choses, de votre point de vue, empirent?
"Absolument. Au-delà des décideurs politiques, le principal problème, c’est l’apathie des citoyens et des médias. Un petit nombre d’idéalistes ne peuvent pas provoquer de grands changements, c’est toujours le nombre qui l’emporte. Gandhi n’a pu amorcer des mutations dans son pays qu’en se ralliant à des millions d’individus. Il faut que les masses s’engagent. Nous avons combattu… Toutes ces marches pacifistes contre l’invasion de l’Irak… Nous l’avons fait sans aucun soutien des médias, et c’est entre autres pour cela que nous avons échoué."
Plusieurs artistes de votre génération, Neil Young, Joni Mitchell, etc., ont écrit des choses amères là-dessus. Malgré toutes ces générations dans lesquelles on a placé tant d’espoirs, les choses n’ont pas tellement changé…
"Je les comprends. C’est d’ailleurs douloureux et terriblement ironique qu’un type comme Bush appartienne à ma propre génération."
Pourquoi si peu d’intérêt de la part de nos politiciens actuels pour les propos humanistes et progressistes de la littérature et de la musique?
"Je ne sais pas… Je sais qu’Abraham Lincoln lisait Walt Whitman. Ralph Nader lit Thomas Payne, Jefferson… Il possédait une intéressante culture littéraire, mais j’ignore si nos politiciens actuels lisent quoi que ce soit."
Vous défendez des causes étonnantes. Il semble un peu iconoclaste de s’intéresser à la fois à mère Teresa et de contester le sort réservé a John Walker Lindh, le taliban américain capturé par l’armée américaine en Afghanistan.
"Lindh n’est pas un terroriste. C’est un garçon idéaliste qui est allé étudier le Coran dans un pays qui vivait un contexte difficile. Il a été victime des circonstances. C’est un brave type, intelligent, cultivé et religieux, qui a pris 20 ans de prison afin de servir de bouc émissaire à l’administration Bush. Quant à mère Teresa, je me fiche qu’elle ait été contre l’avortement; elle a fait ce qu’aucun de nous n’aurait eu le courage ou les tripes de faire: ramasser les mourants, les lépreux, les nourrir, leur offrir la possibilité de mourir dignement."
Vous avez aussi dit à propos de certains de ceux que vous admirez: "J’aime cette idée de servir les autres avec un coeur enthousiaste." Voyez-vous votre propre travail en poésie, en musique et en littérature de cette manière?
"Oui, certainement. Je n’aurais pas consacré ma vie à communiquer, à créer, que ce soit un dessin, un poème ou une chanson, si je n’avais pas eu foi en mes convictions… Bien sûr, j’ai aussi tenté d’avoir une vie foisonnante et de conserver un certain équilibre à travers le processus exigeant de la création."
Je crois que toute votre oeuvre est une sorte de combat acharné. D’abord pour l’émancipation des esprits, puis plus récemment un manifeste pour l’avènement d’une société plus égalitaire et tolérante.
"Les plus importants combats sont ceux de la survie: prendre soin de soi, élever ses enfants et les nourrir, boucler les fins de mois. Le combat de l’artiste pour communiquer demeure un privilège. Mais c’est aussi une lutte importante, une lutte qui permet de préserver un certain équilibre entre le bien et le mal dans ce monde corrompu."
Commandeur des arts et des lettres, vous avez été récemment intronisée au Rock and Roll Hall of Fame. Vos dessins sont exposés au Musée d’art moderne de New York. Cette reconnaissance de l’establishment est-elle tout de même réconfortante?
"Je n’ai rien demandé et je n’en ai pas besoin. Être reconnue dans un contexte historique ne veut pas dire que je sois meilleure. Mais j’ai toujours eu un profond sens de la tradition et un grand respect pour l’histoire. Comme je ne fréquente pas le jet-set et ne traîne pas dans les boîtes branchées, certains de ces honneurs offrent des avantages qui facilitent l’exploration de l’art. Pouvoir entrer dans les musées quand ils sont fermés par exemple. Lorsque j’ai été faite Commandeur des arts et des lettres, j’ai pensé à William Burroughs et Susan Sontag qui le sont aussi. Ça a été un très grand honneur de les rejoindre."
We Three, Dancing Barefoot, Easter, Distant Fingers… une grande partie de votre oeuvre repose sur un concept de rédemption quasi christique. Pourquoi étiez-vous si obsédée par ces notions de transcendance, cette confusion poétique entre la religion et les incantations païennes?
"Ça vient de mon éducation religieuse. J’ai étudié la Bible, voulu être missionnaire… Et puis vers 13 ans, quand j’ai compris que je voulais être une artiste, j’ai dû me libérer moralement. Cela m’a mis en conflit direct avec les institutions. Je voulais entretenir ma propre relation avec Dieu, Jésus, Mahomet ou Bouddha. Les premiers disques relatent mon combat intérieur avec ce choix de quitter les religions institutionnelles. C’était un combat intérieur très profond, étonnant, viscéral et improvisé."
La mort, omniprésente dans votre poésie, d’abord romantique comme chez Rimbaud, vous a concrètement rattrapé. C’est comme si vous aviez été clairvoyante.
"Des prémonitions… Ça m’arrive tout le temps… En 1973, j’ai écrit un poème intitulé I Am a Widow. Jamais je n’aurais cru devenir moi-même veuve un jour. Lorsque je relis ça occasionnellement dans des récitals, j’en tremble. J’étais si jeune! Comment aurais-je pu comprendre ce que ça signifiait? Maintenant je le sais."
Il n’y a que peu de choses à écouter entre 88 et 97. Était-ce tous ces départs qui vous ont immobilisée?
"J’ai cessé d’enregistrer de 79 à 89. Cette première pause, c’était parce que nous voulions étudier, évoluer en tant qu’êtres humains, faire des enfants, les élever normalement. Nous avons adoré cette vie simple. Et puis une série de morts sont survenues. Robert Mapplethorpe est mort, mon pianiste est mort en 91, puis mon mari est mort en 96 (le guitariste Fred "Sonic" Smith du MC5). Il fallait que je m’occupe de l’école, des enfants… 2007 est la première année où je peux réellement refaire une tournée. Ils ont grandi et je peux les laisser seuls."
Contrairement à d’autres tels Dylan, vous n’avez jamais mythifié vos origines de petite banlieusarde américaine…
"Je viens d’une famille de classe très moyenne, presque pauvre. Mes parents se sont retrouvés dans la misère économique après la guerre avec trois enfants sur les bras. Nous avons toujours vécu très humblement. Mais ils étaient cultivés, intelligents et très ouverts. C’était des gens sans préjugés, pour qui les droits civiques représentaient quelque chose d’important. Je suis fière de mes origines."
N’est-ce pas encore plus fâcheux de constater que ces gens faisaient des efforts d’éducation et de tolérance avec peu alors que de nos jours l’Américain moyen en fait peu avec beaucoup?
"L’Amérique manque de culture, elle est jeune, peu intéressée au reste du monde. Elle ne cherche pas à comprendre la quête spirituelle et les codes qui régissent le reste de la planète. Nous avons beaucoup à apprendre. La prochaine décennie sera difficile, nous devrons redevenir humbles. Nous avons fait des choses terribles en Irak. Nous sommes de mauvais leaders écologiques… Mais culture ou pas, les Américains ne sont pas des gens mauvais. Ils sont simplement naïfs et méritent une meilleure éducation. Il y a tant de choses qui distraient les jeunes. Notre société voit les jeunes comme de futurs consommateurs de mode, de technologie ou de chirurgie plastique. Il faut leur apprendre à penser indépendamment. À ne pas se laisser mener par la musique ou la télé superficielle et les aspects fallacieux de la culture de consommation."
En ce sens Internet est porteur de grands espoirs. N’est-ce pas la nouvelle communauté d’esprit qui redevient humaine avec des trucs comme You Tube et Myspace?
"Absolument. Au départ je n’y croyais pas. Mais durant les deux dernières années, je me suis passionnée pour ça… Je vais voir ce que font les gens sur mon profil Myspace. Il y a une créativité considérable. C’est leur endroit de liberté. Ils peuvent partager leur travail sans se soucier de convaincre l’industrie du disque, les journalistes… De nos jours les journalistes sont peu intègres et pas très bons. Souvent après un concert, un événement, je lis ce que les gens écrivent en bien ou en mal, et c’est franchement pertinent. Leur perception n’est pas colorée par les tendances ou les intérêts. Je préfère lire ça. Ça bouleverse les conventions."
Pourquoi maintenant un disque de reprises?
"Parce que ce sont des chansons dont les paroles disent des choses essentielles. Everybody Wants To Rule The World, Are You Experienced, Teen Spirit, ce sont parfois des propos inaccessibles ou difficiles à accepter lorsqu’ils ne sont pas chantés. Sur scène les reprises ne prennent pas toute la place. Nous faisons de longs concerts. J’essaie d’en faire une nuit qui peut inspirer les gens. Parfois, avant les concerts, je vais dans la file dehors et je leur demande ce qu’ils veulent entendre."
Pourquoi tant de gens se bâfrent-t-il de bêtises à la Star Académie alors qu’il y a tant de choses pertinentes à dire et chanter?
"Je crois que le champ de la musique pop est très vaste. Il va de la variété pure à des choses plus signifiantes… que dire? Personnellement ces temps-ci j’écoute Glenn Gould, Sinead O’Connor, Wagner, Elvis et Tom Waits."
Regretteriez-vous d’avoir voulu un jour vous faire "baiser par le Saint-Esprit"?
"Oh, je ne vais pas m’excuser pour une phrase choquante dite en des temps où j’étais motivée par le sexe. Je voulais sentir la présence de Dieu se répandre dans mon sang. J’avais une certaine prédilection pour la provocation, maintenant les choses se sont un peu raffinées." (Rires)
Dans le cadre des conférences Pop et Politique, Patti Smith s’entretiendra en tête-à-tête avec John Nichols. Le 5 octobre à 16h, à l’École de musique Schulich, salle Pollack (555, rue Sherbrooke Ouest).
Le 3 octobre avec A Silver Mt Zion
À la Fédération Ukrainienne
Le 5 octobre à 20h30
À l’Église Saint-Jean-Baptiste
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À écouter si vous aimez /
The Doors, Leonard Cohen, Concrete Blonde