Jane Birkin : Le temps des souvenirs
Après les hommages répétés au répertoire de Gainsbourg et à ses fantômes, Jane Birkin prolonge le mythe sur disque comme sur scène avec une grosse poignée de nouvelles chansons.
À Saint-Germain-des-Prés, au 5, rue de Verneuil, rien n’a bougé en 17 ans. Ni le Kandinsky monochrome qui a inspiré une pochette de disque, ni les médailles, ni les armes, ni la sculpture de l’homme à la tête de chou, ni même sa brosse à dents.
Dans cet endroit où, depuis le 2 mars 1991, on respecte la mort plus que de coutume, Charlotte et Jane Birkin ont laissé le temps consolider à la mémoire de Serge Gainsbourg un mausolée intime. Comme le confiait Charlotte à Vanity Fair dans un formidable article publié en novembre dernier, seule l’explosion aléatoire, dans le frigo, d’une boîte de conserve millésimée trouble parfois ce qui possède déjà l’immobilité et le silence respectueux des musées.
"Un jour, je suis partie de cette maison comme la belle au bois dormant et la moitié de mes affaires y sont restées… C’est très étrange…", dit Jane Birkin d’une voix dans laquelle on sent poindre une touche d’inquiétude et d’agacement: "Après des années de démarches et de promesses, je crois que bientôt Charlotte aura toutes les autorisations pour que ça devienne un musée. Comme ça, elle qui s’y emploie depuis 15 ans comme une fille prodigue pourra avoir sa propre vie et peut-être arriver à s’en détacher un peu. Chaque taxi qu’elle prend, chaque personne qu’elle rencontre lui parle toujours de son père mort. C’est très lourd. Ça lui donne envie de s’enfuir à Los Angeles, et je la comprends."
DEVOIR DE MÉMOIRE
Partagées depuis Paris, au bout de la nuit de Montréal, ces préoccupations de mère, et la hantise qu’elles réaffirment, trouvent aussi écho dans cette carrière de chanteuse que Jane se réapproprie un peu plus chaque année. "Bien sûr, je chante toujours Serge. Je ne suis pas convaincue qu’une tournée sans lui pourrait intéresser les gens." De fait, la tournée 2008 porte un nom de patchwork rassembleur qui marque un entre-deux: "Jane chante Gainsbourg, Rendez-vous et Fictions".
Riga, Varsovie, Prague, Madrid, Barcelone et Montréal avant l’Angleterre, le Brésil, le Chili, la Grèce et l’Allemagne, parcourus avec Dora son bouledogue… La petite voix fragile, qui cette année va porter littéralement tout autour de la planète, explique cette démesure récente: "Je pensais que je n’étais pas capable. Que je ne tiendrais pas le coup, que j’allais leur casser l’ambiance en ayant une crise cardiaque… Incapable de sourire tellement j’étais terrorisée… et puis j’ai senti poindre une certaine joie à l’idée d’aller de plus en plus loin. J’ai du temps, plus de parents, je peux m’offrir ce luxe: essayer de toucher le plus de gens possible dans des endroits perdus où les artistes français ne vont pas, y compris des lieux politiquement délicats: le Liban, la Palestine, un peu pour leur dire: "Tout le monde pense à vous. Vous ne crevez pas dans l’indifférence du monde!""
VICTOIRE DE LA MUSIQUE
S’il est vrai que Lettons et Brésiliens ont bien plus de chances de reconnaître Je suis venu te dire que je m’en vais ou Comment te dire adieu que quelques-unes des splendeurs du Amour des feintes que Serge lui a offert en 1990, Birkin prend désormais des risques avec le répertoire de Gainsbourg, "… des chansons méconnues, intimistes, que j’adore"… Le reste, tout comme son dernier disque, c’est une autre affaire, avec cependant un fil conducteur remarquable.
Après les hommages au répertoire de Gainsbourg que furent Versions Jane et Arabesque, en 2004, les duos de Rendez-vous apparaissent subitement comme une prise de distance relative face à ses fantômes. Combien de temps aurait-elle pu chanter la même chose, avec la même peine? "Je m’étais convaincue que je n’avais pas le droit de chanter autre chose que Serge. Et puis après trois ans, je me suis sentie capable de faire au moins des duos. Et ça a marché. J’étais de nouveau sur les télés, avec des jeunes. Je n’étais plus seulement quelqu’un qui chantait ce que tout le monde avait déjà entendu plein de fois."
2007 se termine sur Fictions, album bilingue mêlant compositions originales et quelques reprises en anglais. Cette fois-ci, les complices appelés à la rescousse n’accompagnent pas Birkin au micro: "Tom Waits m’a permis de chanter Alice, qui est le nom de ma petite-fille, et Beth Gibbons est venue ici m’expliquer deux chansons en me suggérant parfois de mettre plus de coeur dans ceci ou cela", dit-elle avant qu’on ait pu lui poser la moindre question sur ces ambiances surannées de cabaret, ce jazz calme et intimiste arrangé et joué pour l’essentiel par Gonzales et Johnny Marr, ex-guitariste des Smiths: "Je voulais amener ce répertoire dans les boîtes de nuit. Paradoxalement, plus je suis proche des visages des gens, moins j’ai peur… Et puis, question ambiance, je n’aime que les chansons lentes et tristes."
MYTHIFICATION
Le temps que Rufus Wainwright mette en perspective ses 20 ans dans le Londres des années 60 dans Waterloo Station que déjà d’autres, dont Cali, Arthur H, Dominique A et Beth Gibbons, s’emploient à refermer sur elle le piège doux-amer de la nostalgie dans des chansons cousues main.
Ce qu’ils lui ont écrit est aussi beau que navrant. C’est Jane en errante résignée, aussi seule que Romy Schneider dans La Vie devant soi. Cali lui donne Sans toi: "Tu vois toutes ces journées sans toi ne servent à rien / Elles passent et puis voilà". Arthur H lui offre La Reine sans royaume: "Je ne sais plus / Qui suis-je encore / Et pourquoi donc aimer encore / L’image fantôme". Beth Gibbons lui fait chanter: "My life without you / Just ain’t the same".
Après les hommages, issus du sensuel répertoire immortel de Gainsbourg, voici donc venu le temps des chants de deuil et de solitude propres à perpétuer l’histoire de Jane-Marilou-Melody. "Ce sont des mini-portraits de ce qu’ils pensent de moi… Je me suis dit: "Tant qu’à faire, la prochaine fois, je vais écrire ça moi-même, quitte à ce que ça n’intéresse personne.""
Ce seront d’autres souvenirs qui appartiendront à la mémoire populaire. "Jane et Serge sur le pont des Arts", comme le chantait Souchon. Roméo et Juliette dans un siècle déglingué. La passion romantique qui se perpétue dans l’imaginaire d’une autre génération d’auteurs-compositeurs fascinés par cette histoire qui appartient à l’histoire. Et qui consume toujours en Jane Mallory Birkin la part vivante de son mythe.
Le 23 février
Au Théâtre Maisonneuve
À écouter si vous aimez /
Serge Gainsbourg, Charlotte Gainsbourg, toutes celles qui ont chanté Gainsbourg
AUNG SAN SUU KYI
Depuis une dizaine d’années, Jane Birkin embrasse quelques causes dont la plus importante semble être actuellement l’avènement de la démocratie en Birmanie. Elle interpelle Sarkozy en public et, sur son site Internet, invite au boycott de la firme pétrolière nationale française Total, accusée de collaboration avec la dictature birmane et de non-respect des droits de la personne, mais elle soutient d’abord l’avènement d’un régime démocratique par le biais de la libération d’Aung San Suu Kyi, ex-première ministre assignée en résidence surveillée depuis des lustres: "À part Gandhi, personne n’a obtenu le prix Nobel de la paix en passant sa vie en prison et en invitant au pacifisme. Je m’inquiète beaucoup pour elle", dit Birkin. Serait-il possible d’aller y chanter? Réponse fulgurante: "Non mais vous rigolez!? La dictature utiliserait mon passage pour dire que tout va bien. Il ne faut pas investir ni aller là-bas. C’est ce qu’Aung San Suu Kyi nous demande."