Ariane Moffatt : Soutenable légèreté de l’être

Gigantesque dôme à l’angle des rues Saint-Viateur et Saint-Urbain, l’église St. Michael accueille les fideles dès huit heures le matin. Si la communauté polonaise peut y entendre la messe dans sa langue maternelle plus tard en matinée, la première cérémonie – en anglais – débute juste à temps pour se recueillir avant le boulot. Juste à temps pour une sortie familiale, avant de mener la descendance à la garderie.

Or, ce matin-là, une intruse se cache parmi les disciples. Impossible de distinguer cette fêtarde qui, après une nuit passée à courir les bars et les tardives fêtes privées, a choisi le temple comme ultime arrêt avant sa chute dans les draps du réconfort. S’imbibant de chants religieux sur l’inconfortable banc de bois, Ariane Moffatt n’a pas les cheveux rouges ou des piercings plein le visage. Avec sa petite coupe en champignon, la chanteuse se fond dans le décor. "J’aime le contraste, nous explique-t-elle en entrevue. Personne ne se doute de mon décalage, de mes facultés altérées. J’y cherche le calme après la tempête. L’église est une petite cabane ultra-vaste où je peux me réfugier et contempler. Ce n’est pas le sacré qui m’intéresse, mais l’esthétisme de l’endroit."

APRES LA CRISE, L’ASSURANCE

Rencontrée dans un café à deux pas de là pour discuter de son troisième effort, Tous les sens, Ariane a le sourire zen. Les sessions de yoga aident, mais leur attribuer à elles seules le bien-être mental de la musicienne serait surévaluer les pouvoirs de la discipline indienne. Il y a plus. "J’ai l’impression d’avoir passé ma crise d’adolescence d’auteure-compositrice-interprète. Tout est beaucoup plus limpide. J’accorde moins d’importance aux jugements des autres. J’ai appris à me laisser aller. À faire confiance aux gens qui m’entourent. À prendre ça moins au sérieux. Au lieu d’être nourri par la peur, mon travail est nourri par l’audace. En fait, j’ai appris à dédramatiser les choses. Au fond, je suis comme une petite PME. J’assure ma survie avec mon imaginaire."

Cet état d’esprit se ressent sur Tous les sens, en vente depuis le 22 avril. Plus léger, tant sur le plan des textes que des musiques aux influences éclectiques, il contraste avec l’hermétisme d’Aquanaute (2002) et du Coeur dans la tête (2005). Après la déprime immortalisée sur son deuxième album, où l’auteure s’était livrée sans pudeur, le nouveau-né marque une ère plus lumineuse, à l’image de sa pochette éclatante inspirée par l’esthétisme Nouvelle Vague de Jean-Luc Godard. "Après une vingtaine tourmentée, j’ai l’impression d’être mieux dans ma peau. Ma dépression, je l’ai exorcisée sur Le Coeur dans la tête, passage obligé avec lequel j’ai eu de la misère à "dealer". Je trouvais les textes trop personnels. En réaction à mes deux premiers disques plus introvertis et lourds, mon objectif était de changer mon angle d’écriture pour produire un compact plus aéré. Pour comparer avec les quatre éléments, Tous les sens est l’album de l’air, Aquanaute est celui de l’eau et Le Coeur dans la tête, celui de la terre. Je vais sans doute m’immoler pour le prochain", rigole-t-elle.

Ainsi, la nouvelle Ariane prend des risques. Dans Je veux tout, premier extrait de la galette, elle nous guide dans une marche autodérisoire, reflet de notre société insatiable, relevée de cuivres tonitruants. "Je veux tout / Toi et tous tes amis / Pour tracer mes jours et mes nuits / Sur les coeurs, il n’y a pas de prix / Je veux tout, tout de suite et ici", y chante-t-elle d’un ton nonchalant. Preuve d’une nouvelle maturité, l’artiste évite la surinterprétation qui caractérise la majorité des artistes pop québécois. Avec six Félix et 200 000 disques vendus à 28 ans (elle aura 29 le 26 avril), plus besoin de se prouver. Comme peu l’osent, elle trafique sa voix, non pas grâce à des effets atmosphériques comme par le passé, mais en utilisant différents traits de caractère comme l’arrogance dans L’Équilibre et la détermination dans Réverbère. "Il y a des chansons que j’écris au "je", mais ça ne veut pas dire qu’elles parlent de moi. Pour L’Équilibre, on a enregistré les pistes de voix tard le soir. La fatigue aidant, je me suis imaginée en colère et arrogante. Le Réverbère est l’aventure d’un personnage manga. J’ai écrit la chanson à Paris en pensant à un petit bonhomme qui marchait dans la ville, le poing dans les airs. J’adore les bandes dessinées manga. Astro le petit robot est d’ailleurs sur mon fond d’écran d’ordinateur."

VISITE AUX EXTREMES

Enregistré cet hiver dans le nouveau studio montréalais du musicien et réalisateur Pierre Marchand (Rufus Wainwright, Sarah McLachlan), Tous les sens porte bien son nom. Après ses explorations en contrées vaporeuses, la jeune femme se veut plus directe, balançant des compositions dépouillées et crues. Elle mélange toujours les sonorités électroniques et organiques, mais se lance tête première vers les extrêmes. Le rock sixties kitsch du Réverbère, l’électro-club abrasif de Tous les sens, la fibre disco déjantée de Jeudi 17 mai (inspirée par les titres des journaux ce jour-là), l’ambiance cabaret de Briser un coeur et les violons symphoniques de Tes invectives (pièce écrite par Franck Deweare) côtoient quelques ballades oniriques auxquelles Ariane nous a habitués.

"Je voulais habiller les pièces sans tenir compte d’une ligne directrice. Les arrangements se sont dessinés en fonction du feeling de la chanson, et non de l’album. J’ai toujours mélangé l’électronique aux instruments plus acoustiques, mais cette fois, je crois que les deux mondes sont encore plus distincts. Je ne peux pas nier l’impact qu’ont eu sur moi les disques d’Amy Winehouse et de Lily Allen. Je voulais quelque chose de plus chaleureux."

Les noms de Katerine, M, Björk et Beck (période Sea Change) seront aussi évoqués au cours de l’entretien. À tous coups, la Québécoise émettra un bémol, comme si c’était mal d’avouer certaines influences, de peur qu’on ne la compare et l’accuse de plagiat. Mais au bout du compte, Ariane Moffatt n’a qu’ouvert ses oreilles et rehaussé son répertoire personnel de teintes efficaces. À ce sujet, elle souligne aussi l’apport de son coréalisateur Jean-Philippe Goncalves (batteur pour Plaster, Beast, Afrodizz et Dumas). "C’est à lui que je pense quand je dis "faire confiance aux autres". Au départ, j’ai composé les pièces seule chez moi. J’apportais ensuite les maquettes à Jean-Phi qui m’appuyait parfois dans mes idées, ou colorait la chanson à sa manière. Il m’a entre autres fait enlever la guitare reggae dans Je veux tout, ce qui a donné une nouvelle ambiance plus burlesque au morceau." Court intermède construit à partir d’un message laissé par Ariane sur le répondeur de Jean-Philippe, En l’air nous donne une idée de la relation entre les deux créateurs spontanés.

Reste maintenant à reproduire le compact sur scène, un exercice qui devra se faire en toute simplicité. "Je veux revenir à la base, éviter les artifices. Lors de ma dernière tournée, je suis débarquée à Matane avec un immense camion rempli de matériel. Ça ne faisait aucun sens! Je ne suis pas U2!"

Ariane Moffatt
Tous les sens
(Audiogram/Select)