Francis Cabrel : Le chant du cygne
Champion français des palmarès québécois et icône de notre culture populaire francophone, Francis Cabrel accouche en 2008 de sa grande oeuvre. Et ce sera la dernière.
"T’avais mis ta robe légère / Moi l’échelle contre un cerisier / T’as voulu monter la première / (…) Il ne s’agissait pas de monter bien haut / Mais les pieds sur les premiers barreaux / J’ai senti glisser le manteau / De l’enfance." (La Robe et l’Échelle)
D’entrée de jeu, ces quelques lignes qu’on pourrait attribuer à Verlaine ou au Rimbaud de On n’est pas sérieux quand on a 17 ans, tirées de son tout récent Des roses et des orties, donnent le ton des nouvelles chansons de Cabrel: un classicisme poétique rare, émaillant ce qui est peut-être son plus beau disque à vie. Et, confie-t-il candidement, "son chant du cygne". Car désormais la littérature l’intéresse plus que la chanson!
Au Sofitel de la rue Sherbrooke, de bon matin, ses lunettes d’écaille, son calme souverain, son sérieux de témoin casus belli, ses 54 ans et même la théière de fonte chinoise à ses côtés ne font qu’accentuer ce sentiment.
Et quoiqu’il se soit toujours réclamé d’une étroite filiation originelle avec ses idoles américaines: Neil Young, Bob Dylan, Leonard Cohen, John Hiatt…, Cabrel admet que sa dualité francophile l’a, en 30 ans de métier, entraîné vers des exigences morales où la langue a pris énormément de place: "Ah oui, dit-il, cette observation me va! J’admire Verlaine, Rimbaud, La Fontaine, cette poésie simple… Ma musique est en quelque sorte américaine, mais j’ai beaucoup travaillé sur la langue. J’adore les musiques franches, mais le côté facile "beau temps et banalités" de la chanson anglophone me donne du mal. Alors je me bats avec la langue française tout en essayant de préserver quelque chose de limpide… même si parfois c’est un peu 18e siècle", dit-il avec prudence.
On a annoncé partout que Des roses et des orties serait un disque politique, engagé. Cabrel n’y croit pas. Ou alors, pas plus que d’habitude: "J’essaie de mettre de la poésie même dans les descriptions sociales. J’essaie d’avancer des images. De suivre le fil conducteur d’une poésie qui tombe de temps en temps dans des références classiques. J’adore la richesse de cette langue… faire remonter quelques nuances du vocabulaire: des cathédrales, du miel, des arpèges, des cygnes et des colombes."
Un disque aux quatre ans: deux ans d’éloignement à folâtrer en famille dans son bled du Sud, puis quatorze mois d’écriture et de studio, chez lui… Cabrel est riche (20 millions d’albums à ce jour) et indépendant. Il utilise essentiellement ce temps pour apaiser sa crainte de se répéter face à ses 138 chansons, dont une poignée d’immortelles mémorables: "Me répéter? Oh! Je me répète déjà! dit-il sans gêne. J’abuse des mêmes obsessions. Quelques chansons sont restées dans le répertoire, les plus précises. Donc, il me faut du temps pour changer de perspective… comme un photographe ou un journaliste chercherait de nouveaux angles. Parfois je trouve…"
Au-delà des mots qu’il gratte d’abord à la guitare, Cabrel utilise des habilleurs extraordinaires. Il suffit de l’entendre en trio sur ce disque dans Les Cardinaux en costume pour constater l’extraordinaire efficacité de la machine fidèle qui le suit depuis 20 ans en salle comme en studio: Bernard Paganotti, Gérard Bikialo, Denis Benarrosh; une section rythmique redoutable, responsable de ses plus gros hits: Encore et encore, Leila… "lls aiment mes chansons… Ils écoutent. Ils poussent vers le haut… La gageure de la chanson, c’est le moins de mots et de sons possible, pour dire le plus de choses possible. Et ça, ils le comprennent."
Chanteur français adulé des Québécois, Cabrel accumule depuis longtemps les hits au top 10 de Paris comme sur les palmarès d’ici: "Je crois que l’accent et la "ruralité" ont eu quelque chose à y voir. Ici, c’est comme hier."
À l’égard de ce qu’il écrit et de ce qu’il enseigne désormais dans les classes de maître qu’il prodigue annuellement dans son village d’Astaffort, il dit: "Sur mon dernier disque, j’ai écrit ces mots: "mon enfant sur les galets". Je ne sais pas ce que ça veut dire exactement… Je ne peux pas l’expliquer. C’est un coup de poing décalé, surréaliste. J’aime ces regards multiples en désordre… Mais généralement, j’explique que dans la chanson, il faut fixer du doigt! Utiliser trois lignes, pas plus, pour captiver l’auditeur! Cela, personne ne me l’a appris!"
Mais il est déjà ailleurs: "Je vais arrêter, je vais errer, peindre, écrire, pour longtemps. Je veux m’attaquer à quelque chose de plus étendu. La chanson ne me suffit plus."
Francis Cabrel
Des roses et des orties
(CBS/Select)
À écouter si vous aimez /
Michel Fugain, Gérard Lenorman, Jean Ferrat