Pierre Lapointe : Pierre qui roule
Musique

Pierre Lapointe : Pierre qui roule

Pierre Lapointe propose une création multidisciplinaire, à l’image de ses rêves les plus éclatés, conçue avec une équipe de rêve… Aux grands mots les grands moyens.

Après être entré en chanson québécoise par la grande porte, très tôt en carrière Pierre Lapointe a reçu le cadeau le plus précieux: les moyens de ses ambitions. "Et je me sens privilégié", reconnaît-il du haut du sixième étage de l’Hôtel Hyatt, installé sur une terrasse ensoleillée avec vue sur la scène où il se produisait il y a un an en compagnie de l’Orchestre Métropolitain du Grand Montréal dirigé par Yannick Nézet-Séguin, un autre surdoué hyperactif de son espèce.

Avis à ceux qui croyaient que le petit roi de la pop québécoise avait atteint un sommet avec ce spectacle réunissant quelque 100 000 festivaliers: il est déjà occupé à la création d’un autre projet d’envergure dont il parle avec fébrilité et des feux d’artifice dans les yeux. "Mutantès est inspiré d’une histoire qui me trotte dans la tête depuis que j’ai 14 ans et qui devrait parvenir à maturité dans 7 ou 8 ans, s’emballe-t-il. C’est un projet qui va se terminer sous une autre forme que celle d’un spectacle; pour l’instant, je ne sais pas encore laquelle. Un album devrait paraître au cours de 2009."

L’ÉQUIPAGE

Mutantès, un spectacle presque entièrement constitué de nouvelles chansons, met en scène la quête de bonheur d’un jeune mutant. Pour cette création multidisciplinaire à grand déploiement, Lapointe a rassemblé une équipe de haut calibre: Claude Poissant en assure la mise en scène; Martin Labrecque (qui a, entre autres projets, travaillé avec le Cirque du Soleil) est aux éclairages; Geneviève Lizotte, déjà conceptrice visuelle et styliste de quelques précédents shows de Lapointe, s’occupe de la scénographie; Philippe Brault, fidèle collaborateur, est posté aux arrangements; Marie-Chantale Vaillancourt a cousu des costumes "minimalistes, épurés, japonais, à la coupe super moderne", dixit Lapointe; et Frédérick Gravel, un chorégraphe ayant collaboré notamment avec Dave St-Pierre, a conçu des mouvements pour non-danseurs. "Je ramasse des idées pendant quelques années et ensuite je garroche tout dans le même pain. Même si, vu de l’extérieur, ça semble un peu compliqué, l’intégration de toutes ces disciplines s’est faite naturellement."

Pour ce happening d’avant-garde, Lapointe et son équipage ont disposé d’un budget digne des grands opéras, grâce auquel ils ont mené maintes recherches avant d’en arriver à une forme aboutie. Souriant et détendu, vêtu d’un chic veston gris souris à haut col, le chanteur a l’aura de celui à qui tout réussit. Pourtant, cette histoire de mutant post-moderne a pris forme à la suite d’un spectacle où il s’était consciemment mis en danger pour finalement se casser les dents…

QU’EN EST-IL DE LA CHANCE?

"C’était l’an dernier, toujours aux FrancoFolies. Je revenais d’Europe et j’ai eu l’envie soudaine de faire un spectacle solo, sans mes musiciens, se souvient-il. La veille, j’ai changé toutes mes mélodies. Je n’étais pas prêt, je suis arrivé sur scène mort de peur. J’étais complètement out, ma voix était étrange. Certains critiques se sont demandé si j’allais flancher avant le show avec l’OMGM… Mais je l’ai fait quand même parce que je sentais que quelque chose allait se passer. Rendu à la dernière chanson, Pointant le nord, j’ai eu trois blancs de mémoire. Je me suis alors tourné vers l’auditoire et j’ai dit: "Vous savez quoi, je suis épuisé et je ne la ferai pas, mais sachez que je vous aime beaucoup." On peut dire que le show a fini en queue de poisson. Je suis sorti de là en "shakant"…"

Ensuite, désireux de comprendre ce qui s’était passé, Pierre Lapointe s’est mis à réécouter son spectacle: "En ce qui concerne la voix, ça n’allait pas du tout, mais dans le flow et dans l’énergie, c’était ça! J’ai passé pas mal de temps à écouter des chants de prisonniers afro-américains qui avaient travaillé enchaînés dans des champs de coton, poursuit-il. Ils disaient que lorsqu’on chante à la chaleur et qu’on est épuisé, à un moment donné, on ne sent plus son corps et on touche Dieu. J’étais tellement plongé dans un état de mal-être ce soir-là que c’est devenu mon blues de prisonnier à moi. Une fois que j’ai compris ça, j’ai composé toutes les chansons de Mutantès… en l’espace de deux semaines! Alors que ça faisait deux ans que je les avais en tête! En art, il n’y a pas de faux pas; chaque pas croche te permet d’aller dix fois plus loin."

MUTATIONS

Dès ses débuts, Lapointe avait annoncé son intention de ne pas se cantonner dans un genre (la chanson classique). Ceux qui l’ont vu interpréter Je reviendrai à Bons Baisers de France ont eu un avant-goût de la métamorphose dont il est question. On n’avait jusqu’ici jamais entendu de beats évoquant les rythmes de No Cars Go d’Arcade Fire dans le répertoire de Lapointe: "Mutantès est à la fois rock et très épuré. Il y a des tounes a cappella, interprétées avec un choeur de comédiens-chanteurs. C’est vraiment du superbe-beau! Et à l’inverse, il y a des moments plus rock. Bon, tout le monde va dire: "Ouin, ouin, Pierre Lapointe qui fait du rock…" O.K., c’est du rock esthète, intello et propre, mais du rock quand même."

Si le secret entourant Mutantès – orthographié avec l’accent grave pour éviter que les gens prononcent "matantes" – reste entier ou presque, le principal intéressé révèle avoir beaucoup évolué au plan de l’écriture. Pourtant, dans la lignée des oxymores et associations libres qui font sa prose ("endomètre rebelle", "cieux galvanisés", "être debout sur sa tête", etc.), la première chanson du spectacle s’intitule Le Prisme bienveillant. Lapointe a compris il y a longtemps qu’en balançant ses images éclatées avec des mélodies accrocheuses et d’irrésistibles arrangements de "violons disco", il parviendrait toujours à charmer l’oreille. "Comme dans Qu’en est-il de la chance, par exemple. Les gens n’ont même pas eu le temps de se demander ce que ça signifiait, "les oiseaux se meurent au pays de la transe". Pourquoi j’éprouverais un malaise à lancer des images quand d’autres se contentent de hurler "que je t’aime" vingt fois en ligne? La scène est un amplificateur formidable, un garrocheur d’émotions. Moi, tout ce que je veux avec Mutantès, c’est toucher les gens. Qu’ils se mettent à brailler sans comprendre ce qui leur arrive."

Les 31 juillet, 1er et 2 août (à 18 h et 21 h 30)
À la Salle Wilfrid-Pelletier

À écouter si vous aimez /
L’exubérance de Diane Dufresne, la grandiloquence de Robert Lepage, le délire de Katerine

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UNE CLEF POUR ENTRER DANS MUTANTÈS

Au Brésil, trois ans après le coup d’État de 1964, l’idée d’une musique universelle, poreuse, ouverte aux courants rock, blues, jazz, prog et psychédélique germe dans l’esprit de quelques musiciens allumés dont Gilberto Gil, Caetano Veloso et Os Mutantes ("les mutants" en portugais), tous associés au mouvement tropicalia (ou tropicalisme). "Je suis un grand fan d’Os Mutantes, admet Lapointe. Ce groupe est né en réaction à un régime politique oppressant. Toute la gang de tropicalia s’est mise à faire de la musique révolutionnaire. Ils sont devenus des monstres sacrés que la politique n’a jamais pu ébranler. Dans Mutantès, il est aussi question d’un peuple opprimé qui se révolte et du pouvoir immense de la musique."

Pierre Lapointe n’est d’ailleurs pas le seul à revendiquer l’influence d’Os Mutantes. En 1993, Kurt Cobain avait fait le voeu, publiquement, d’une tournée-réunion du fameux groupe de São Paulo. Beck y fait référence dans sa chanson Tropicalia, sur un album nommé, justement, Mutations. Et David Byrne, grand fan lui aussi, lançait en 1999 une compilation d’Os Mutantes sous son étiquette de musique du monde Luaka Bop. (Marie Hélène Poitras)

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DU CÔTÉ DE LA DANSE

"Pierre est venu me chercher parce qu’il connaissait un peu mon travail et qu’il était sûr que je ne créerais pas quelque chose qui fasse casino", lance Frédérick Gravel. Chorégraphe novateur de la relève en danse contemporaine, il est connu pour ses créations iconoclastes et subversives où l’humour, la gestion de l’espace, du temps et de la musique bousculent agréablement les habitudes des spectateurs. Pour Mutantès, il a dû muter, lui aussi, pour mettre en mouvement 13 non-danseurs: les 12 membres du choeur et Lapointe lui-même, désireux de quitter le banc de son piano pour s’impliquer plus physiquement.

"Je me suis laissé un peu inspirer par les chorégraphies de Bob Fosse dans Sweet Charity avec une pointe d’ironie, commente Gravel. On ne le reconnaîtra pas forcément, sauf peut-être dans ces positions extrêmes qu’il aimait bien, de toujours être un peu à côté de ses pompes avec le bassin complètement tordu. J’ai exploré ça avec les artistes pour les rendre vivants, investis physiquement, sans que ce ne soit trop chorégraphique tout le temps."

Si le contexte d’un spectacle à grand déploiement est une nouveauté totale pour Gravel, ses fans devraient le reconnaître dans les immobilités, le désalignement corporel et une certaine sobriété dans la chorégraphie. Une sobriété d’autant plus efficace ici que les chanteurs-comédiens-danseurs partagent la scène avec huit musiciens et une scénographie imposante. "Il y a beaucoup de mouvements d’ensemble pour qu’on puisse tout capter." (Fabienne Cabado)