Webster : Architecte de soi
Webster persiste et signe. Un des pionniers du hip-hop de la capitale ne cache pas que la route est longue avant que cessent les préjugés. Mais, tel un sage immobile, il reste fixé sur son but.
"Le concept de la sagesse immobile a été inventé par un moine japonais au 17e siècle. Je dirais que son équivalent au 21e siècle serait de garder le focus. C’est que ton esprit, au lieu d’être mobile et de penser à plein de choses, reste immobile, et ainsi ça te permet de tout toucher." Webster, alias Ali Ndiaye, mixe sans gêne l’intellect au hip-hop et confirme, avec son premier album Sagesse immobile, qu’on peut rapper sans être un gangster.
Bachelier en histoire, fonctionnaire fédéral – il travaille pour Parcs Canada, au parc Cartier-Brébeuf, où Jacques Cartier a vécu son premier hiver québécois -, amoureux des mots, Webster rappe depuis 13 ans et a tout pour faire fondre les préjugés comme neige au soleil. Pourtant, ce métis d’origine québécoise et sénégalaise se fait encore "coller" par la police lorsqu’il se rend au travail à pied certains matins, même s’il habite Limoilou depuis toujours. "Straight Sénéqueb original métis pure laine / J’ai grandi à L. Land entre une poutine et un thieboudienne / On m’dit : Retourne donc chez vous! / Bin je remonte jusqu’à la 17e", écrit-il dans sa pièce Listen.
CACHEZ CE RAP QUE JE NE SAURAIS VOIR…
Même si on dit que les mentalités évoluent, le hip-hop est encore associé aux gangs de rue, à la criminalité et aux gens de couleur dans la capitale, allègue sans ambages Webster. Un voyage au Sénégal, où il a participé à un festival hip-hop cet été, lui a permis de constater que ce rapport de force pourrait s’inverser. "Aujourd’hui, le hip-hop est socialement accepté au Sénégal; les gens ont compris que c’est un lien entre les générations. Ici, c’est encore marginalisé, on en a peur… analyse-t-il. Les jeunes Sénégalais sentent qu’il y a un espoir parce qu’ils peuvent être écoutés par le reste de la société. Tandis qu’ici, un jeune ne verra pas le hip-hop comme sa porte de sortie, parce qu’il sait qu’il ne sortira pas ben loin!" conclut le rappeur, un brin moqueur.
Ceux qu’il montre du doigt? Les médias, qui ne dévoilent souvent qu’un côté de la médaille, mais aussi, avec véhémence, la police de Québec qui, selon lui, n’a rien compris au problème des gangs de rue et s’acharne sur la communauté noire. "Dès que tu es habillé hip-hop et que tu es noir, tu te fais "coller" pour sûr à Québec, s’insurge-t-il. La manière de faire de la police est rendue obsolète; il y a une fracture entre cette dernière et la population. La police a reçu 3,5 millions pour combattre les gangs de rue! Mais quels gangs de rue? C’est un mythe, un Al-Qaida mental!"
MISSION SOCIALE
Mais tout n’est pas noir au pays du hip-hop, grâce à ceux qui, comme Webster, ont persisté à faire du beat intelligent, qui colle à la réalité québécoise – "Quand je dis que je vais au front / C’est que je me sers de ma tête", débite le MC sur L. Land. Oubliez la violence et le matérialisme associés au gangsta rap américain; au Québec, le hip-hop reflète notre société, croit l’artiste. "Je pense qu’on fait un rap intelligent au Québec, parce qu’il existe ici une certaine intelligence collective et un militantisme qui se retrouvent dans notre hip-hop."
Dans la capitale, Webster, qui est aussi membre de Limoilou Starz, a vu la situation s’améliorer au cours des dernières années. Le milieu est plus vivant que jamais et, si le MC ne se lance pas de fleurs, il sait qu’en refusant de s’exiler, lui et ses comparses ont pavé la voie à une nouvelle génération. "Ce qui me rend fier, c’est qu’il y a beaucoup de jeunes qui rappent maintenant et qui s’impliquent dans le hip-hop de mille manières différentes. Pour les MC comme moi qui sont des vieux de la vieille, ça fait vraiment plaisir de voir les choses évoluer, parce qu’à l’époque, tout le monde s’en allait. Nous, on s’est dit: "Fuck that, on va rester ici parce que si on part, les jeunes vont répéter les mêmes erreurs que nous." Parce que le rap, c’est aussi une mission sociale", argue-t-il.
HISTOIRE JAVELLISÉE
Cette mission n’est pas la seule dont s’est investi Webster. Sur sa pièce Qc History X, reprise dans la compilation Kébec par Québec, il a voulu redonner sa place à certains oubliés de l’histoire: "J’vous entretiens d’une autre histoire / Celle qu’on ne voit pas dans les cours / Amérindiens et Noirs, celle qu’il faut remettre à jour."
Cette histoire, c’est celle de Mathieu Da Costa, interprète noir pour Champlain lors de son voyage en 1604, celle des hommes de couleur qui ont participé à la colonie en tant que coureurs des bois, ou bien en tant qu’esclaves – car oui, il y a eu de l’esclavage en Nouvelle-France. C’est l’histoire de l’histoire réécrite, où certains passages ont été biffés. "Notre histoire a été javellisée! Il y a des historiens comme Lionel Groulx ou François-Xavier Garneau qui prônaient la pureté des races, soutient l’historien de formation. J’aimerais qu’on réhabilite l’histoire, c’est un des combats de ma vie. Peut-être dans 400 ans!"
En attendant, Webster trace son chemin et observe. "Au Québec, les gens ont peur de perdre leurs acquis identitaires, donc souvent on blâme l’autre… Mais le Québec, c’est une nation en mouvement. Ne pas le reconnaître, c’est couper l’histoire et en garder seulement une tranche! Je pense que le Québec, quoi qu’on en dise, est une nation métissée. Le siècle du nationalisme tire à sa fin; notre génération sent plutôt qu’elle appartient au genre humain, vu qu’on a grandi avec la mondialisation. Au lieu de me sentir québécois ou sénégalais, je me sens, disons… "universien"!"
À écouter si vous aimez /
Limoilou Starz, Accrophone, Sagacité
DÉCENNIE HIP-HOP
Ça se passe dans les locaux de la radio universitaire CHYZ depuis 10 ans, cinq fois par semaine, et c’est écouté assidûment par des milliers d’auditeurs. Dire que Les Arshitechs du son ont contribué à l’émergence du hip-hop à Québec relève de l’évidence. En fait, ils sont le hip-hop à Québec. Alors qu’aucune radio ne faisait tourner de rap et que le genre était ridiculisé par plusieurs, Francis Duperron, fondateur, a nagé à contre-courant: "Je crois que l’émission a permis de faire la promotion d’un rap intelligent et francophone, en plus de créer une communauté. Maintenant, on peut dire qu’à Québec, on a du rap de qualité supérieure comparativement à Montréal. Et moi, ça m’a permis de rencontrer tous les artistes que j’ai idolâtrés, comme IAM." Cette décennie sera fêtée en grand au Show de la rentrée à l’Université Laval avec, entre autres, la participation de CEA, Accrophone, Taktika et, bien sûr, Webster et Limoilou Starz.