Dominique Grange et Jacques Tardi : Des lendemains qui chantent
Musique

Dominique Grange et Jacques Tardi : Des lendemains qui chantent

Dominique Grange et Jacques Tardi. Elle était une chanteuse de fadaises; lui, un étudiant des arts décoratifs. Ils se sont retrouvés, portés par mai 68. Elle est devenue chanteuse engagée; lui, l’un des grands bédéistes du siècle.

À l’approche du quarantième anniversaire de mai 68, lorsque Dominique Grange et Jacques Tardi entendent le bon président Sarkozy avouer publiquement son désir de liquider "l’héritage" de mai 68, ils éprouvent, eux, l’envie paradoxale de le perpétuer.

Chanteuse devenue presque confidentielle, Dominique Grange reprend la plume, écrit, enregistre une douzaine de belles chansons aux tons quasi "communards" que son mari, Jacques Tardi, le Tardi de Adèle Blanc-Sec, qui a magnifiquement mis en image autant Céline que Vautrin ou Léo Malet (page 1711, dans le Larousse) illustre, dans une BD de 60 pages, CD inclus. Casterman, son éditeur, en fait, sans hésitation, un premier tirage de 33 000 copies!

"Ça tombait bien, il n’y avait pas grand-chose sur le sujet…", dit prosaïquement Jacques Tardi depuis Paris, avant de chercher des raisons fondamentales aux silences relatifs des artistes français sur un mouvement social auquel ils doivent beaucoup: "Certains ont trahi, séduits par l’envie de côtoyer le pouvoir… Je n’en suis pas amer. Mais on ne peut pas tirer ainsi un trait sur ce qui a permis aux gens d’améliorer leurs conditions de vie. Tout le monde a profité de la libéralisation de la parole issue de mai 68!"

Tardi revisite en BD les tranchées de la guerre 14-18, les antihéros, les mensonges du pouvoir. Une quasi-allégorie des temps modernes. En 68, sa compagne, Dominique Grange, entame, elle, un parcours politique franchement radical. Incarcérée et "presque" passée à la clandestinité durant cinq ans, elle sacrifie une carrière prometteuse de chanteuse pop sur l’hôtel d’un engagement politique totalement antimédiatique. "Je suis un cas à part. Je n’ai pas pu retourner dans le monde de la variété. J’ai tourné le dos à ça. Mon engagement a été très radical. On m’a dit que j’étais cinglée de sacrifier tout ça", explique-t-elle à son tour.

En 2007-2008, après quelques enregistrements aussi remarquables que confidentiels, elle écrit les 12 chansons quasi anachroniques de ce livre-disque: N’effacez pas nos traces. Du cousu main, orchestre de cordes, musiques organiques… le chant avant tout et, parfois à travers les échos libertaires de cet ancien Paris si cher à Tardi, le Chili sanglant du dictateur Pinochet remonte. C’est là qu’elle est allée adopter ses quatre enfants. Là, aussi que les timbres de l’Amérique latine, celle des exilés refugiés jusqu’au Québec, se mêlent aux revendications intemporelles du socialisme pur, cette utopie du 20e siècle qui laisse aussi perplexe qu’un rendez-vous manqué. "L’utopie est tout de même nécessaire pour avancer. Il faut rêver, comme d’autres ont rêvé le capitalisme triomphal, dit-elle. Rêver d’une société adulte et responsable". Ses titres comme son langage sont évocateurs: Grève illimitée, Droit d’asile, Les nouveaux partisans… "Ce sont les thèmes et les causes de Caussimon, Soleville, Ferré, Ferrat…".

Dans un début de siècle où la chanson française s’embourgeoise de conneries politico-écologiques baba cool, Dominique Grange se demande aussi ce qui reste de l’utopie nationaliste du Québec. Elle voudrait rencontrer des gens, cette mouvance gauchiste un peu obscure qui maintient peut-être la flamme, lors de son passage ici. "Ni nostalgie ni repentir. Je crois à mon engagement. Ce qui s’est passé en 68 m’a rendue moins con et m’a fait comprendre qu’on pouvait faire autre chose que de passer sa vie devant sa télé à râler. Vous, où en êtes-vous?" Qui peut lui répondre?

À écouter si vous aimez /
Jean Ferrat, Léo Ferré, Catherine Sauvage