Martha Wainwright : La saison des coeurs saignants
Musique

Martha Wainwright : La saison des coeurs saignants

Martha Wainwright franchit haut la main l’étape délicate du second album avec toute l’intensité romantique qui la distingue. Entretien à coeur ouvert.

Avec sa folk chargée d’émotions, sa voix ample et écorchée que l’on reconnaît tout de suite, ce romantisme à la fois brutal et sincère, Martha Wainwright en avait charmé plus d’un en 2005 lors de la parution d’un premier effort éponyme. Ainsi, bien des malades du coeur avaient trouvé écho à leur douleur dans les chansons passionnées de Martha et une épaule pour s’épancher. D’autres se sont acheminés vers elle par intérêt pour son pedigree, intrigués par la complainte de la petite soeur de Rufus, fille de Kate McGarrigle et de Loudon Wainwright III, surnommé affectueusement "Bloody Mother F***ing A**hole" dans une chanson du même nom. Quelques-uns ont même eu l’impression de renouer un moment avec la Tori Amos des débuts. "C’était un album très proche de ce que j’ai pu expérimenter durant mon adolescence et ma jeune vingtaine. Je pense que c’est une époque où l’on est occupé à se regarder le nombril et c’est important de plonger, car ça donne des chansons intéressantes."

"Beaucoup de choses ont changé dans ma vie entre le premier disque et celui-ci", confie-t-elle dans ce français un peu cassé et attachant. Au cours des trois dernières années, en plus du succès récolté et des nombreuses tournées, collaborations et marques de respect manifestées de part et d’autre pour son travail, la Montréalaise exilée à Brooklyn s’est mariée. "Je pense que toutes ces transformations s’entendent sur le nouvel album, que j’ai conçu en tant que chanteuse et musicienne et non pas comme quelqu’un qui lutte pour se dégager de l’emprise familiale. À un moment donné, il a fallu que j’aille voir en dedans de moi et que je me questionne très sincèrement, comme artiste, sur ce que j’avais à offrir au monde. Aujourd’hui, j’ai davantage confiance en mes moyens."

LE GOUT DES AUTRES

Magnifiquement intitulé I Know You’re Married But I Got Feelings Too, ce deuxième effort sur les tablettes depuis l’été dernier est à la fois différent et en continuité avec le précédent; en d’autres mots, sa suite logique témoignant d’une évolution nette et d’une réelle maturation. D’abord, le titre réitère la connivence établie entre la chanteuse et son auditoire puisqu’elle se met dans la position de la mauvaise fille et nous rend complices. Comment ne pas tendre l’oreille? "J’ai toujours un peu de difficulté à trouver des titres, je le fais à la toute fin parce qu’il le faut bien. J’ai pensé intituler l’album Bleeding All Over You, mais comme il s’agit du titre d’une chanson, ça la met en valeur plus que les autres. En plus, ça sonnait trop "menstruel" à mon goût, limite gothique et un peu dégueulasse même. L’album est moins intense que le premier, plus pop. Un titre comme I Know… me permettait aussi de faire preuve d’humour. Parce que c’est quand même un petit peu drôle, non?"

Deuxième constat: tout le rapport à l’image de Martha Wainwright a changé. Il y a trois ans, on l’entrapercevait, floue, dans des tons de sépia-pourpre en couverture d’album. Ses photos nous la montraient cachée derrière des feuillus en automne, réfugiée auprès de sa guitare ou alors habillée de bas de réchauffement, croquée sur le vif dans son petit salon bordélique. Rien à voir avec le superbe shooting glamoureux signé Carl Lessard; sur la pochette de l’album, elle apparaît offerte et dévoilée, affaissée sur le chic sofa d’une chambre luxueuse, jambes dénudées, légèrement entrouvertes et… anneau au doigt. "J’ai voulu m’amuser un peu plus avec cette dimension-là, jouer avec mon image. Des fois, je monte sur scène en jeans, c’est un fait. Mais pour le shooting, je voulais aller plus loin et m’abandonner. La séance a duré 16 heures, ç’a été très long, on s’est déplacés cinq ou six fois. Vers la fin, on était tellement fatigués que je me suis écroulée sur le divan et j’ai mis mes jambes vers le haut en niaisant. Ça évoque presque une scène de meurtre." L’assassinat le plus sexy de l’histoire du crime, mettons.

Autre changement: le son s’est complexifié. À la fois luxuriant et peaufiné, il est révélateur des plus grands moyens mis à la disposition de Martha et de séances où la contrainte était exclue. La chanteuse tenait à ce que ça sonne davantage produit, sans pour autant confondre "produit" et "léché". "J’ai rencontré huit ou neuf réalisateurs. À un moment donné, je me suis dit: "Non, je ne souhaite pas qu’un de ces vieux gars-là prenne le contrôle et éjacule partout sur mes chansons." Mais en même temps, je désirais bénéficier de leur talent et de leur expertise." Alors elle a eu l’idée, comme d’autres avant elle, de diviser pour régner: "J’ai fini par en choisir trois: mon mari Brad Albetta parce qu’il réussit toujours à faire ressortir toute l’honnêteté qui sous-tend mes chansons, Martin Terefe pour son penchant pop et Tore Johansson dans les moments où je voulais que ça sonne bizarre (Jimi, Tower Song). Je pense que mon choix de leur confier environ cinq chansons chacun les a poussés à se dépasser et a enrichi le son."

MAUDIT BONHEUR?

En dépit de tous ces changements, certains éléments sont demeurés intacts. La voix de Martha Wainwright est toujours aussi chargée, collée aux tourments intérieurs, exposée sans fard ni carapace. L’album est encore une fois hanté par le souvenir indélébile d’anciens amis et amants. Sauf que cette fois, au lieu de se laisser écraser par le poids des fantômes, elle a plutôt appris à danser avec eux. "Comme je me sens épanouie dans mon mariage, je suis en mesure de bien parler de ces gens qui m’ont marquée par le passé. Bleeding All Over You aborde le sujet des amours impossibles – parfois aussi les plus intenses. D’ailleurs, à mon mariage, j’ai dansé, au sens propre, avec ces gens-là. Parfois, ironiquement, c’est la vie qui imite l’art."

Dans l’univers de Martha, l’inspiration est liée au côté obscur et sauvage des choses. Tout ce bonheur conjugal menace-t-il de tarir la source créatrice? "Lorsque j’ai écrit mes premières chansons, j’avais des maux de coeur et l’amour me manquait. Je me sens plus heureuse aujourd’hui que dans le temps. Mais je n’irais pas jusqu’à dire que le mariage apporte le bonheur et règle tout… C’est du sérieux, et ça vient avec beaucoup de responsabilités. Et la vie demeure toujours aussi intense; quand on regarde autour, il y a plein de raisons d’être triste et mécontent. Je ne dis pas ça pour être déprimante, là! Dans ma démarche d’écriture, il y a cette volonté de trouver un peu de lumière et de traquer la vérité."

Plusieurs chansons se rapportent encore et toujours à l’amour, grand thème de prédilection de Martha, dont une reprise de Love Is a Stranger de Eurythmics. D’ailleurs, au chapitre des reprises, elle se permet d’injecter une touche très féminine à See Emily Play de Syd Barrett en compagnie des soeurs McGarrigle, la privant de son psychédélisme premier. En élevant le regard vers les autres, l’auteure-compositrice est tombée nez à nez avec les grandes tares inhérentes à la condition humaine. Qu’elle aborde l’amour et le grand thème de la rupture, la foi et la religion (Jesus & Mary), la guerre (Tower Song), le suicide (The George Song) ou encore la maladie et la peur de la mort, toujours on sent cette volonté de viser plus vaste. "In the Middle of the Night a été inspirée par le cancer qui a atteint ma mère. Je n’ai pas utilisé sa maladie pour en faire une chanson, je me suis plutôt inspirée de la peur de la mort que tout le monde ressent un jour ou l’autre. C’est dans ce sens-là que ma manière d’écrire a changé: j’ai voulu faire en sorte que les chansons les plus personnelles deviennent universelles afin de trouver plus d’une façon de m’immiscer en elles."

À écouter si vous aimez /
Cat Power, Marianne Faithfull, Tori Amos première époque