Alain Lefèvre : L’orfèvre et le concerto
Après avoir lutté pour le salut du compositeur disparu André Mathieu, le pianiste Alain Lefèvre récolte ce qu’il a semé et vient le partager avec Sherbrooke, en grande primeur canadienne.
C’était un samedi, il y a de cela quelques semaines. Il devait être autour de 11h lorsque le téléphone d’Alain Lefèvre s’est mis à sonner pour ensuite ne pas sembler vouloir se taire. Tous ces appels visaient à annoncer au virtuose qu’au cours d’une compétition de patinage artistique à Los Angeles, une des championnes américaines avait choisi la musique d’André Mathieu pour exécuter sa chorégraphie. Ainsi, après la reconnaissance des mélomanes, le génie de ce compositeur québécois, qui serait sûrement tombé dans l’oubli sans l’intervention d’Alain Lefèvre, avait atteint un nouveau (et symbolique) niveau de reconnaissance populaire. Est-ce que le pianiste qui en a fait son cheval de bataille pensait que ça se rendrait jusque-là? "Non, répond-il. Quand j’ai commencé à parler d’André Mathieu, le monde riait. Là, tout le monde est excité."
Oui, l’excitation est à son comble: une biographie verra prochainement le jour et un film sur la vie de Mathieu sortira en décembre prochain. Reste que le plus important est que sa musique joue partout dans le monde, dans les plus grandes salles de concert… et les arénas.
"Aux yeux du monde, il va être reconnu pour ce qu’il est, soit le dernier des grands compositeurs romantiques", poursuit Alain Lefèvre. Décédé en 1968, André Mathieu était un romantique à une époque où on ne l’était plus. "Il était un être qui n’était pas fait dans le moule, un grand homme de liberté." Digne successeur de Rachmaninov? "Oui… absolument."
Lorsque Alain Lefèvre partage sa passion pour André Mathieu, il ne fait pas que réparer une erreur de parcours dans l’histoire de la musique classique, il pose les fondations d’une nouvelle source de fierté nationale. "Être fier du Québec, ce n’est pas un acte politique, c’est un acte social. J’ai cet amour pour le Québec et je trouve important qu’on ait des héros. On n’avait pas de héros classique…" Voilà qui relève maintenant du passé.
LE QUATRIÈME CONCERTO
C’est à la suite d’un travail d’orfèvre que le Concerto no 4 d’André Mathieu a tranquillement pris forme; l’histoire de la découverte de cette grande oeuvre mériterait un film à elle seule. "Un jour, je faisais le Concerto de Québec de Mathieu à Laval, et une dame est venue me voir, raconte Alain Lefèvre. Elle m’a dit "J’ai quelque chose pour vous", m’a donné un disque, puis elle est partie. J’ai découvert que c’était un concerto de Mathieu que personne ne connaissait."
Des recherches très sérieuses furent faites pour en vérifier l’authenticité. "On a trouvé des traces ici et là de ce concerto, mais Mathieu n’avait jamais pu l’écrire en entier, car il était dans une période de sa vie où ça n’allait pas très bien." C’est un travail monumental qui fut entamé ensuite. "On n’avait qu’un seul enregistrement sonore. Il a fallu écouter ce disque de mauvaise qualité, le repiquer, en faire une partition… C’est presque un miracle."
La première canadienne de ce chef-d’oeuvre monté aux États-Unis et joué à Paris se fera avec l’Orchestre symphonique de Sherbrooke, dirigé par Stéphane Laforest. Il s’agit d’un événement énorme, voire historique; dans un an, le monde entier va jouer ce concerto. Alain Lefèvre aurait pu attendre que la primeur se fasse avec l’Orchestre symphonique de Montréal (avec qui il jouera le Concerto no 4 l’année prochaine), mais pour plusieurs raisons, il a choisi Sherbrooke. "J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour Stéphane Laforest. C’est un homme gentil qui fait un excellent travail. Mais Sherbrooke, c’est aussi là que ma vie a commencé; c’est la ville natale de ma femme. Dans mon coeur, c’est un endroit chéri."
DEUX FRÈRES
Son plus récent disque, Alain Lefèvre l’a confectionné avec son frère, le violoniste David Lefèvre. "Il est le quatrième d’une famille de quatre garçons, de quatre musiciens, raconte le pianiste. Je l’ai laissé aller dans sa carrière. Pour rester honnête, je ne voulais pas faire jouer David parce que c’est mon frère. Je n’aime pas ces affaires-là; ce n’est pas dans ma nature. Et à un moment donné, il a sorti un disque et j’ai été impressionné. Je me suis dit que ça n’avait plus d’allure que je ne joue pas avec lui." Ensemble, ils interprètent des oeuvres de musique de chambre de trois compositeurs francophones: André Mathieu et deux Belges, César Franck et Guillaume Lekeu.
Homme de coeur, Alain Lefèvre voit également quelque chose d’affectif dans cette collaboration fraternelle qui fait suite au décès de ses parents. "Je crois que maman aurait aimé voir que les deux frères jouent ensemble."
Frank, Lekeu, Mathieu
Alain Lefèvre – David Lefèvre
(Analekta/Select)