Numéro# : Le numéro gagnant
Musique

Numéro# : Le numéro gagnant

Avec Sport de combat, le duo électro-fluo Numéro# est de retour pour un 2e round. Petite histoire d’un drôle d’équilibre trouvé entre l’ironie, la pop et l’angoisse.

Cet après-midi-là au Laïka, l’air est moite et surchauffé. Il a commencé à pleuvoir dehors et on croirait que tous les passants du boulevard Saint-Laurent se sont réfugiés dans le petit bar-café branchouille. Il n’y a pas que des visages anonymes ici. Une chaîne radio enregistre des capsules; Pierre Lapointe, La Patère Rose et Jason Bajada attendent leur tour pendant que les gars de Numéro# ont la caméra braquée sur eux. Délicieuse ironie du sort pour un groupe qui raillait la société du spectacle sur un premier effort paru il y a trois ans.

Une fois libérés, Jérôme Rocipon et Pierre Crube s’amusent du (faux) sang qui tache encore leurs doigts, traces du shooting photo signé Londoño. Une fille se précipite sur Jérôme: "Je veux juste te dire que je m’appelle Chloé, comme dans ta chanson (Chewing-gum fraise)." Dans ses textes, les filles ont toujours de jolis prénoms graciles. "Ce sont les amours de jeunesse que j’ai jamais réussi à conclure: Amandine, Eugénie, Mathilde, Juliette… C’est vrai qu’elles avaient de beaux noms." "Yark, désapprouve Pierre. Dans mon cas, il s’appelait Serge."

L’IRONIE DU SORT

À l’automne 2006, plusieurs ont été contaminés par la pop narquoise signée Numéro#. Avec L’Idéologie des stars, le duo proposait un album articulé autour de la société du spectacle. "On a joué le jeu, on a embarqué à fond dans la mise en scène, dit Jérôme Rocipon. Des gens ont pris ça au premier degré malheureusement, mais d’autres ont compris qu’il s’agissait d’un concept qui venait avec ses codes et son langage."

Hit pop, Chewing-gum fraise et Lâche ton style étaient aussi saccharinés qu’irrésistibles, merci à Pierre Crube pour ses mélodies agiles. On y causait bourgeoisie, vie d’artiste, wannabes et nobodies, journalistes musique paresseux, chirurgie plastique, vacances à la mer, restos chics, design minimal allemand, skateboard et chaussures Nike déposées à l’entrée.

En trois années comprimées, on a vu Numéro# passer des petites salles crasseuses au tapis rouge de l’ADISQ où il a récolté un Félix pour le meilleur album électronique de l’année 2007, en plus de ravir un prix GAMIQ dans la même catégorie. Sans qu’on l’ait vue venir, une comète fluorescente a traversé le firmament de la pop québécoise.

Le milieu dépeint sur L’Idéologie des stars s’est-il avéré aussi creux et superficiel que le duo montréalais l’imaginait avant d’aller s’y vautrer? "C’est sûr que ma vision n’est pas objective, admet Jérôme, mais je trouve que c’est un peu comme un milieu de coiffeuses. Il y a beaucoup de gens avec des comportements d’ados mégalomanes. D’autres s’approprient des rôles et s’improvisent dans ceux-ci. Il y a de la complaisance…" "Et puis il y a des petits trucs qui deviennent gros, enchaîne Pierre. Quelqu’un entend dire que t’as dit oui à un et non à l’autre…" "Dire non est extrêmement difficile, complète Jérôme non sans une pointe d’amertume. Mais on a été choyés, je ne m’attendais pas à ce que les médias embarquent. Si j’avais vu Numéro# éclore de l’extérieur, je pense que j’aurais aussi fait partie des haters…"

De hype confidentielle révélée entre blogueurs branchés à numéro 1 du palmarès de CKOI, il y a un fossé que Numéro# a enjambé. "Jusqu’à un certain point, on s’est fait mordre par notre propre propos, mais c’est ça qui est le fun." Soudain, on a pu voir de très jeunes filles (12-13 ans) passer dans la rue en fredonnant Chewing-gum fraise avec chacune un écouteur d’iPod dans l’oreille. Pierre: "Cette chanson, c’est toutes les manoeuvres de L’Idéologie des stars appliquées à une toune. On a vécu ça sans concession, ça a été très amusant sur le coup. Simultanément, Hit pop s’est retrouvée sur les radios commerciales et sur une compil du label français Kitsuné (ndlr: aux côtés de Boys Noize, Dragonette, Darkel, Crystal Castles, Foals) en Europe. La matante de Laval et un scenester parisien qui recherche des trucs super pointus écoutaient la même chanson en même temps sans le savoir…" Probablement parce que résister à une bonne mélodie est impossible.

EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE

De retour pour un 2e round, Numéro# a changé de formule. Mis à part Tonton klaxonne et Tout est parfait (aucun lien avec le film), on ne peut pas dire que les deux Montréalais aient balancé dans le camp de la pop. "On s’est donné comme discipline de faire de la musique comme on en faisait au tout début." "L’Idéologie, c’est un album écrit par Jérôme et remixé par moi, précise Pierre. Sur Sport de combat, c’est 50-50. J’avais besoin de cette liberté, je ne voulais pas être pris dans un format."

Oubliez l’écriture-slogan de L’Idéologie. Les textes sont plus elliptiques et évasifs, des actes violents et des accidents tragiques surviennent au tournant des chansons, desquelles transpire l’angoisse. Dans Faux Tempo, écrite à bord d’un TGV, un mec se rend chez une fille qu’il aime en secret mais le train déraille. Couleurs fait une référence timide et bien camouflée à la crise de la trentaine (Jérôme a 31 ans, Pierre, 26). H.O.N.N.E.U.R. met en scène un père de famille qui pète les plombs. Méduses est inspirée par un récent voyage en France. "J’étais au bord de la mer avec ma mère, c’était limite orage. Ça faisait deux jours que j’étais arrivé de Montréal; c’était comme un gros coup de poing de nature dans la face. On était seuls sur cette plage, ma mère et moi. Elle trouve ça dur que je sois venu m’établir ici il y a six ans, d’autant plus que je suis son fils unique. C’est un album qui s’est avéré très personnel au final."

Jérôme s’est livré à une forme d’autofiction en retournant l’oeil de la caméra vers lui-même. Qu’a-t-il appris? "Pas grand-chose sinon que j’étais pas mal chiant et trop angoissé à mon goût." D’où Angoisse. Paresse. Panique., son mode de fonctionnement dans la vie? "Ouais… Un jour, il va falloir que j’arrête."

"Pour moi, la grande différence sur cet album, c’est qu’on n’est plus dans l’ironie, observe Pierre. Et puis j’ai essayé très fort d’oublier le concept de hype, d’arrêter de lire les blogues, de revenir presque à une période pré-Internet, de me tenir dans des soirées aucunement reliées à la scène… C’est plus dur que ça en a l’air. Mais essentiel pour se renouveler. Ça m’a fait du bien, ce recul."

Il n’y a pas de collaborations avec Omnikrom, qui lance aussi un album ce printemps. "On a largement exploité ce filon. Le réflexe de recourir à des collaborateurs a sauté sur Sport de combat. Et puis de plus en plus de groupes y seront forcés dans l’avenir, estime Pierre, parce qu’aujourd’hui, qui a de gros moyens pour produire un album… à part Ginette Reno, peut-être?" Ou Pierre Lapointe, qui s’approche justement de la table sans savoir qu’il ne pourrait pas tomber plus à point. Mais il refuse de se mouiller et de tremper un orteil dans cette eau chaude. Rappelons que Lapointe a choisi de "numéroter" les chansons de Sentiments humains en invitant Crube et Rocipon à l’émission Studio 12. Prometteur.

Depuis les débuts de Numéro#, plusieurs vagues d’électro ont déferlé: TTC, Yelle, Justice, MSTRKRFT, sans parler des sous-vagues. À l’abri des raz-de-marée, le tandem a choisi de se recentrer et d’ajouter un peu de turquoise et de vert-de-gris à sa palette, de s’éloigner de l’ironie pour plutôt faire de la poésie autour d’idées anxiogènes. "On fait de la musique pour les mêmes raisons qu’à nos débuts, conclut Jérôme. C’est une des choses qui n’ont pas bougé et c’est ce qui fait qu’advenant un flop, on serait quand même capable d’assumer cet album."

Numéro#
Sport de combat
(Saboteur)
En magasin le 14 avril

À écouter si vous aimez /
Chromeo, Sébastien Tellier, TTC