Jean Leloup : Instant de lucidididité
Mort en 2003, puis ressuscité l’été dernier lors d’un spectacle controversé à Québec, Jean Leloup revient en force avec Mille excuses Milady, un disque de 17 chansons où le rock prend le pas sur le spoken word.
C’est un Jean Leloup en forme et totalement lucide qui s’est présenté devant nous pour une entrevue pourtant prévue tôt le matin. En toute franchise, il fait le point sur ses dernières frasques, sa vision du monde et son nouveau disque, Mille excuses Milady, disponible à la fin du mois d’avril.
Voir: Au cours des dernières années, tu as été Jean Leclerc, l’auteur Massoud Al-Rachid et l’explorateur et musicien Pablo Ruiz; pourquoi est-ce Jean Leloup qui nous rencontre ce matin?
Jean Leloup: "Même après ma mort, les gens ont continué de m’appeler Jean Leloup. J’ai pas envie de m’obstiner. Pablo Ruiz, je l’aime bien, c’est mon idole. Un vrai poète. Il est toujours vêtu d’un pantalon stretch et de longues bottes italiennes. Il se promène à travers le monde avec sa guitare pour trouver la sagesse et le riff qui tue. Il me donne du courage. Massoud Al-Rachid, c’est un commerçant, un fils de riche qui essaie de comprendre l’univers. Jean Leclerc, c’est un angoissé. Un angoissé intello légèrement, légèrement, légèrement porté sur l’alcool."
La Vallée des réputations était un album plus acoustique, plus calme. Puis il y a eu Mexico et ses passages spoken word moins mélodiques. Comment expliques-tu ton retour à une forme rock et mélodique?
"Je ne suis pas un gars qui cherche à repousser ses limites. Je ne suis pas dans une quête musicale qui m’amènerait à maîtriser le jazz, la bossa-nova ou le classique. Je suis un chanteur qui joue de la guitare. Je suis un peu comme Robert Johnson. Je maîtrise trois ou quatre accords et je fais des chansons qui me font du bien. J’ai trouvé ce qui me plaît: composer une bonne petite chanson à la guitare acoustique. Je ne cherche pas à développer ma palette. Je laisse tomber la vastitude. Oui, j’ai exploré, mais ce qui revient, c’est mes tounes acoustiques. Je ne cherche pas l’originalité par la fioriture."
Pourtant, ça t’avait bien servi sur Le Dôme qui se démarquait justement par des arrangements plus peaufinés.
"Les gens sont nostalgiques avec Le Dôme. C’est mauvais pour la santé, la nostalgie. Il y a des trucs tellement ennuyants sur ce disque. La toune Sara, oh my God! que c’est mauvais. En général, ce que je préfère de mes disques, ce sont les pièces acoustiques. Sang d’encre, par exemple. Les arrangements à la mode vieillissent mal, et les loops empêchent toute liberté. Je ne veux pas suivre des machines qui ne comprennent même pas ce que les musiciens vivent. Pis les loops, c’est l’histoire de musiciens qui n’ont plus de plaisir ensemble et qui échantillonnent ceux qui en ont eu."
De par leurs structures rock, plusieurs chansons de l’album donnent l’impression d’avoir été composées lors de longs jams. Est-ce le cas?
"Je choisi des structures longues afin de donner le temps à mes musiciens de bien comprendre la chanson. Je travaille de manière bien instinctive. Je compose tout le temps chez moi avec ma guitare acoustique. Pour le plaisir. J’ai pas vraiment d’horaire. J’arrive pas à savoir quand je vais le faire, mais des fois ça part, je compose."
Tu ne dois pas être un gars qui fonctionne avec un horaire.
"Non. Je fonctionne par périodes. Des fois, j’ai le goût de jouer de la guitare. Je me mets à composer, à écrire des textes pendant six mois. Un jour, je me lève et je veux écrire un livre. Des fois, j’ai juste le goût de faire du montage. Pendant une période, je voulais faire de l’image. Je suis parti avec une caméra en Inde pour faire un long-métrage (Ice Cream, maintenant renommé Karaoké Dream). Je ne l’ai pas encore fini, mais ça viendra bien. Je veux le faire tout seul parce que j’ai pas envie de recevoir les conseils de matantes et de mononcles. J’ai pas envie de me faire dire que la fille devrait tomber amoureuse du gars à la fin. Je trouve ça ennuyant d’avoir à transformer mon message pour essayer de plaire à la masse. Quand je fais quelque chose, c’est parce que ça n’existe pas. Je ne veux pas faire un film comme tout le monde. Je ne veux pas écrire des chansons comme tel ou tel groupe."
Fonctionnes-tu aussi par périodes pour écrire tes textes?
"J’écris chez moi, le soir, la nuit ou le matin très tôt. C’est curieux. Des fois, j’ai pas le goût de jouer et je me retrouve à composer parce qu’il y a quelque chose qui m’embête. Par exemple, j’ai réalisé l’autre jour que ça faisait 25 ans que je vivais sans job steady. Je fais mon argent pendant quelques mois et je pars en voyage. Mais les gens autour de moi ne mènent pas cette vie-là. Est-ce que je veux leur vie? Non, pas pantoute."
Vivre de son art pendant 25 ans, ce n’est pas le rêve de bien des artistes?
"C’est plus exigeant qu’on le pense. C’est pas pour les paresseux. Faut opérer. C’est pas juste d’avoir de l’inspiration, car des fois on n’en a pas. C’est une question de foi. Il faut foncer sans avoir peur. Lorsque je me lance dans un projet, je n’ai pas peur du tout. J’ai toujours l’impression que ça va marcher. C’est pas une vie rangée. T’es constamment au bat. Mais ça tient jeune en crisse. Ça garde en forme."
Chose certaine, à 47 ans, on ne peut pas dire que tu fasses de la musique de pépère.
"Non, je suis pas pépère."
Est-ce une de tes pires craintes, devenir pépère?
"Plus maintenant. Je sais que ça n’arrivera pas. J’ai essayé d’être pépère après Le Dôme. Je recevais de gros chèques et on me disait d’acheter une maison, de prendre des REER. J’ai tout fait ça. J’ai trouvé ça assez plate, j’ai fait une dépression. Ça m’a pris du temps avant de comprendre que je n’étais pas fait pour ça. Quand j’ai lâché Jean Leloup et que j’ai brûlé ma guitare (une Jazzmaster 1959 qui vaudrait 10 000 $ aujourd’hui), je l’ai fait parce que je m’ennuyais. Les gens voulaient que je leur fasse un show de nostalgique. Que je leur joue la toune qui leur fait revivre leur trip. Heille, lâchez-moi! J’ai pas envie de jouer L’amour est sans pitié sur les plaines d’Abraham à 70 ans. J’ai continué à vivre, moi. J’ai fait plein de trucs, j’ai voyagé. Pis je vais toujours être comme ça. La vie de yuppie me fait vomir. Le calme et le beau fixe me tuent."
De par la controverse soulevée par ton concert à Québec, as-tu l’impression que les gens cherchent chez Jean Leloup quelqu’un qu’il n’est plus?
"Les gens cherchent quelqu’un qu’ils ne sont plus eux-mêmes. S’ils n’ont pas eu le gutts de continuer à triper, c’est pas de ma faute. Je ne veux pas organiser des retrouvailles de trentenaires qui braillent en pensant à leur jeunesse. J’ai plutôt envie de leur donner un coup de pied dans le cul. J’ai pas changé de trip depuis que j’ai 18 ans. Il y a deux sortes de monde: les sédentaires et les nomades. Les sédentaires ont ben de la misère avec moi. Lors du concert à Québec, j’ai traité les spectateurs de tapons parce qu’ils criaient sans suivre le rythme. Certains ont vu ça comme si j’insultais mes fans. Je voulais juste leur dire que le show serait meilleur s’ils criaient sur le beat. C’est tout. Si je vois que tu fonces dans un mur pis que je te le dis, est-ce que je t’insulte ou je te rends service? Mes shows, c’est un échange, c’est pas une opération de léchage de cul. Je ne suis pas capable de faire semblant quand la foule tape des mains off-beat."
Tu as déjà dit que les jeunes créateurs sont aujourd’hui issus d’une génération qui est à "l’âge de la ouate", que ces mêmes artistes n’ont rien à dire, qu’ils demeurent trop "gentils". As-tu écouté Malajube, Coeur de Pirate et Tricot Machine, qui sont maintenant tes frères et soeurs de maison de disques?
"Oui, j’aime ça, ce qu’ils font. J’aime ça, les nouveaux bands. Mais c’est à partir du moment où ils obtiennent du succès que tu vois leur vraie nature. S’ils s’embourgeoisent ou s’ils restent authentiques. Est-ce des groupes qui aiment le trip pour le trip ou des groupes qui étaient pognés pour triper parce qu’ils n’avaient pas une cenne? Est-ce qu’ils aiment l’aventure pour vrai? Le succès, c’est comme le diable, ça attend le monde dans le détour. Pablo Ruiz le dit: "Quand le succès vient, le chanteur est confronté à la pire épreuve de sa vie. Deviendra-t-il un plein de marde ou poursuivra-t-il son trip?""
Jean Leloup
Mille excuses Milady
(Grosse Boîte/Select)
En magasin le 28 avril