Oliver Jones : Pas fait pour la retraite
Abonné au Festival International de Jazz de Montréal depuis presque le début, le pianiste Oliver Jones est bien entendu de retour pour cette 30e édition.
À quelques mois de son 75e anniversaire, Oliver Jones se dit pétant de santé. Bien qu’il ait subi une opération mineure au coeur – après un tout premier infarctus survenu dans le bureau de son médecin, en plus! -, le pianiste montréalais ne cache pas sa hâte de retrouver son trio et son public pour cette 30e édition du Festival International de Jazz de Montréal.
"C’est pour moi tout un honneur, assurément!" d’opiner Jones à propos de l’offre qu’on lui a faite d’inaugurer L’Astral, avec comme invitée sa complice, la chanteuse Ranee Lee. Ce concert présenté en avant-première dans le tout nouveau cabaret de la Maison du Festival, puis repris le lendemain soir dans la même salle intimiste, signalerait-il le retour en force du jazz au coeur de la métropole? S’agirait-il d’un signe de temps plus cléments pour cette musique et cette faune que l’administration Drapeau s’était naguère escrimée à chasser du centre-ville? "Il faudrait encore plus d’endroits comme celui-là, parce que nous n’avons jamais eu autant d’excellents jazzmans à Montréal qu’aujourd’hui. Il faut des clubs pour entendre nos talents locaux et accueillir les artistes étrangers."
Né le 11 septembre (hé oui!) 1934 dans le faubourg de Saint-Henri qui avait vu naître un autre pianiste prodige (son aîné et mentor Oscar Peterson), Oliver Jones n’escomptait pas parler un jour à titre de quasi-doyen de la communauté jazzistique montréalaise. "Je n’imaginais même pas que je tournerais, que j’enregistrerais encore à mon âge", me confie candidement celui qui avait annoncé son départ à la retraite il y a dix ans et qui est effectivement resté loin des feux de la rampe pendant près de cinq ans. "En fait, les patrons du Festival m’avaient organisé ma soirée d’adieu en 1999 mais ce sont eux qui m’ont ramené en 2004 en me proposant le concert avec Oscar. Oscar se moquait gentiment de moi; il me disait: comment peux-tu avoir pris ta retraite avant moi? D’après lui, les jazzmans ne renonçaient jamais."
Évidemment, comment Jones aurait-il pu décliner une invitation à dialoguer pour la première fois sur scène avec celui qui de tout temps avait été sa plus grande inspiration? Et puis, Jones éprouvait aussi le besoin d’exprimer sa reconnaissance à ceux qui l’ont soutenu plus que quiconque tout au long de sa carrière: d’une part, le producteur Jim West, patron du label Justin Time; de l’autre, Alain Simard, André Ménard et toute l’Équipe Spectra qui lui ont offert une tribune à toutes les éditions du Festival, à l’exception de ces années où il jouait (plutôt mal) au retraité. Ce n’est pas rien quand on pense qu’au début des années 1980, fraîchement revenu des tropiques où il gagnait très bien sa vie au sein de l’orchestre du chanteur Kenny Hamilton, Oliver Jones était quasi inconnu dans sa ville natale.
LE MAL DU PAYS
Pourtant, Dieu sait qu’il en a caressé, des claviers, depuis ses débuts à l’âge de cinq ans à la Union United Church, se colletant avec une grande diversité de styles. Dès l’âge de neuf ans, le jeune élève de Daisy Peterson Sweeney (la soeur d’Oscar) se produit dans les boîtes de la nightlife métropolitaine, notamment au Café Saint-Michel et au Cabaret Montmartre. De formation classique, Oliver Jones s’intéresse par la force des choses à la chanson (comme de nombreux contemporains, il accompagne des artistes de variétés) et au jazz (comme de nombreux contemporains, il fréquente jusqu’aux heures blêmes de la nuit les jam-sessions endiablées de la ville). Mais la campagne de répression orchestrée par le maire Jean Drapeau sonnera progressivement le glas de ce Montréal nocturne-là à partir de la fin des années 50. L’un après l’autre, les cabarets ferment leurs portes…
Engagé en 1964 par Kenny Hamilton, star jamaïcaine du calypso, l’enfant prodige de la Petite-Bourgogne s’exile vers Porto Rico. Pendant deux décennies, le groupe de Hamilton tourne constamment dans les Caraïbes – avec des incursions aux États-Unis et en Europe – mais le répertoire se limite essentiellement au Top 40 de l’époque. "Je travaillais comme directeur musical et coach vocal du groupe, un groupe merveilleux, avec lequel j’ai pu visiter des villes merveilleuses. C’était beaucoup de voyagements, mais une expérience formidable." Coach vocal? Je sourcille. Connaissant les plages où Peterson se laissait aller à chanter, dans un style très influencé par son idole Nat King Cole, je demande à Jones comment il se fait qu’il nous ait caché si longtemps cette vocation de chanteur. "Je n’ai jamais chanté sur disque, heureusement, rigole-t-il de bon coeur. C’est drôle, parce que les seuls contrats d’enregistrement qu’on m’ait jamais offerts avant Jim [West] étaient toujours en tant que chanteur! Et je n’ai jamais vraiment été tenté."
Même si le climat québécois ne lui manque pas, après une vingtaine d’années dans les Caraïbes, Jones rentre dans un Montréal fort différent de celui qu’il avait laissé. Le jazz? Connais pas. Ou presque. Heureusement, un vieil ami contrebassiste avec beaucoup de contacts lui propose de jouer dans une boîte qui porterait son patronyme: Biddle’s. "Je revenais à Montréal à une époque où ça recommençait un peu à bouger pour le jazz. Avec Charlie [Biddle] et Bernie [Primeau], on a formé le premier trio du club. C’est là que Jim West a pris l’habitude de venir nous entendre…" Et par un heureux enchaînement de circonstances, West fonde l’écurie Justin Time à laquelle Jones se joint rapidement à peu près au même moment où Spectra lance ce festival dont le pianiste deviendra une tête d’affiche régulière. Quand on constate tout le chemin parcouru grâce au soutien de ces deux entités, on comprend qu’Oliver Jones se dise aussi reconnaissant envers elles.
Trente ans plus tard, nonobstant les petits ennuis de santé, Jones aborde avec entrain cette nouvelle édition du Festival au cours de laquelle on pourra aussi le voir et l’entendre sur scène avec sa collègue Lorraine Desmarais et son grand orchestre. On le sent surtout fébrile de jouer avec ses deux complices, qu’il a littéralement vus grandir: le docte contrebassiste Éric Lagacé, qui enseigne à l’Université Concordia (théorie et composition), et le fougueux Jim Doxas, étoile montante à la batterie. "Éric est issu d’une famille de musiciens célèbres; adolescent, il était venu me voir un soir pour me dire qu’un jour, il jouerait avec moi, raconte Oliver Jones, un brin amusé. Quant à Jim, je le connais, tout comme son frère Chet, depuis qu’ils sont tout petits; je les ai vus se développer comme musiciens, et de manière tellement formidable. Avec lui dans la vingtaine, Éric à l’aube de la cinquantaine et moi qui aurai bientôt atteint le big seven-five, ce sont trois générations qui se côtoient dans mon groupe."
Je ne veux pas insister sur cette question de l’âge d’Oliver Jones, mais puisqu’il a de nouveau entrouvert cette porte, je lui demande si cette collaboration transgénérationnelle ne serait pas une parfaite illustration du standard You Make Me Feel So Young. "C’est sûr que la musique me garde jeune", acquiesce le pianiste, avec nuance cependant. "Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir maintenir ce rythme. En même temps, je ne voudrais pas être là à traîner sans mener une vie productive." Décidément, c’est Oscar Peterson qui avait raison: les jazzmans ne sont pas faits pour la retraite.
À voir si vous aimez /
Oscar Peterson, Bud Powell, Lorraine Desmarais