Juliette Greco : Le dur désir de durer
Musique

Juliette Greco : Le dur désir de durer

Soixante-cinq albums, des centaines de concerts, soixante ans de chansons derrière elle et de l’expérience à revendre… Mais pourtant, Juliette Greco a, chaque fois, un peu plus peur.

"C’est de plus en plus difficile", dit la jeune octogénaire depuis sa retraite estivale de Ramatuelle, petit village médiéval du sud de la France: "Plus j’avance, plus j’ai l’impression que les gens attendent quelque chose de moi. Il faut continuer et justifier… À 82 ans, je m’étonne moi-même de remplir le Théâtre des Champs-Élysées plusieurs jours de suite…, de visiter l’Italie, la Belgique, la Suisse ou Montréal. Et de le faire dans l’incertitude la plus totale, l’inquiétude la plus profonde, la peur de décevoir…".

Peut-être, justement, cette peur empêche-t-elle la grande Juliette de se stratifier.

De 2004 à 2009, 14 Greco sont parus! Et, parmi bien des compilations parfois étranges, trois coups de maître mettent joyeusement à mal son image de Grande Dame de la chanson, théâtrale et nostalgique.

Car si elle dit en riant: "Je suis devenu moins pudique, plus accessible… Je fais des progrès…", on peut penser que le répertoire qu’elle défend sur Aimez-vous les uns les autres, sur le très jazz et extraordinaire Le temps d’une chanson et maintenant sur Je me souviens de tout, avec des auteurs comme Gérard Manset, Miossec, Olivia Ruiz, Abd Al Malik, Marie Nimier, Brigitte Fontaine, est pour beaucoup dans son extraordinaire retour en grâce. "J’ai toujours cherché de jeunes auteurs. Actuellement, après des années de disette, il y en a simplement plus, des gamins, et pas mal de belles jeunes filles, qui recommencent à avoir le goût de l’écriture un peu plus subtile. Et ils sont courtois. C’est une vertu en perdition!"

Elle parle des artistes. D’un ami "profond et pur" nommé Jacques Brel, dont elle ne chantera jamais les toutes dernières chansons "pour ne rien gâcher…". Elle parle encore du tourment de Barbara qui, selon elle, se serait suicidée une centième fois: "Elle a fait beaucoup d’appels au secours. Et peut-être qu’en le voulant sans le vouloir, elle a réussi cette fois-là…". Elle déplore: "Ce n’est pas un vrai métier! C’est extrêmement cruel. Certes, il y a d’immenses bonheurs, mais il faut beaucoup souffrir pour y accéder."

Or, justement, au moment d’enregistrer cette conversation, à Los Angeles, sur CNN, le cercueil de Michael Jackson entre dans ce stade où on lui rendra un hommage en noir et blanc. Elle, qui vécut avec Miles Davis, cet autre remarquable écorché vif, que pense-t-elle de celui qui, dans une négritude difficilement assumée, ouvrit définitivement le monde sur la musique des blacks? "Miles, c’était une douleur différente. Jackson, c’était une blessure sur deux jambes. Une plaie ouverte, effrayante. Et quoi qu’on en pense, même sous des hommages qui semblent excessifs, on peut comprendre que des millions de gens pleurent la perte d’un très grand artiste."

Je lui suggère que tout cela remonte aux blessures de l’enfance. Elle, qui eut une enfance douloureuse, qui fut incarcérée quelques mois en 1943, elle, dont la mère et la soeur, résistantes aux nazis, furent déportées vers les camps, réfléchit aux conséquences entre création et écorchures: "Le lien est flagrant…", dit-elle.

Or que faire ensuite pour survivre? "On vit… On écoute de la musique. Et on travaille! On se sert de sa souffrance. On la transforme en beauté… et on essaie de ne pas se rouler dedans."

Juliette Greco
Je me souviens de tout
(Universal Music)

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Barbara, Brel, la chanson