Daniel Bélanger : Ensemble, c’est nous
Après L’Échec du matériel, Daniel Bélanger sort de la noirceur avec Nous, un album plus ensoleillé où le compositeur s’inspire de la musique funk pour laisser parler son cul, "parce que ça ne réfléchit pas comme un cerveau, un cul".
Les bureaux de la maison de disques Audiogram, où nous avons rendez-vous avec Daniel Bélanger, se situent à l’angle des rues Sainte-Catherine et de Bleury, de biais avec l’aussi mythique que défunt Spectrum. Abandonnée en 2007 pour être détruite en 2008, la salle n’a jamais été remplacée. L’immense cratère en plein coeur du Quartier des spectacles nous rappelle chaque jour l’immobilisme des développeurs immobiliers dans ce dossier.
À travers la fenêtre depuis le bureau de son frère Michel, président des Disques Audiogram, Daniel contemple la gênante cicatrice. "Il semble que le mythe ne l’emporte pas sur la vétusté. On ne protège pas l’esprit. On protège l’économie… J’ai ma chaise d’or du Spectrum qui commémore mes 25 concerts là-bas, mais j’ai dû y jouer au moins 30 fois. C’est une simple chaise noire qui a été peinturée à la "cacanne". Elle est dans mon studio maison. Je m’assois dessus chaque fois que je compose, mais c’est pas vraiment voulu. J’avais besoin d’une chaise et j’ai pris celle-là. C’est quand même mieux qu’une chaise roulante", lance-t-il, sourire en coin. Qu’est-il advenu du Best Buy que l’on prévoyait construire sur les ruines du Spectrum? Allez savoir. Relégué aux calendes grecques à cause d’un ralentissement économique imprévu? Possible. Sans doute une autre conséquence de l’échec du matériel évoqué sur le dernier album de Daniel. Lancé en 2007, le compact s’est avéré prémonitoire, considérant le marasme dans lequel l’Amérique du Nord sombra quelques mois plus tard.
Ce message anticapitaliste fut difficile à porter pour le musicien; lui bouffa beaucoup d’énergie. Si bien que pour se sortir la tête de l’eau rapidement, il lance Nous seulement deux ans et quelques mois après L’Échec du matériel, un cours laps de temps pour celui habitué de prendre quatre ou cinq ans entre deux albums. "Tu ne peux pas passer ta vie à dire que tu es malade. Un jour, il faut que tu ailles voir le médecin. O.K., j’ai dit que ça allait mal, maintenant, il faut s’en sortir. Même pour ma santé mentale, il était bon de passer à l’action. C’était lourd et j’avais envie de désintellectualiser mes affaires. C’est aussi pour ça que le disque swingue plus."
Le funk vu par…
Avec ses structures asymétriques, ses quelques jams percussifs, ses rythmes syncopés, ses arrangements de cuivres et ses lignes de basse courantes (signées JF Lemieux, coréalisateur du disque avec Daniel Bélanger), Nous recèle des influences funk sans pour autant être un copier/coller de l’esthétique James Brown. Plutôt que de reproduire le son de l’époque comme le font une Amy Winehouse ou une Sharon Jones, le compositeur a simplement injecté une bonne dose de groove à son univers toujours éthéré, foisonnant. "Je considère le funk comme un jouet. Prends James Brown qui y allait toujours de petits cris un peu partout dans ses chansons, comme une espèce de chorégraphie. Ça appelle le corps directement. C’est léger, comme si le cul se mettait à réfléchir, parce que ça ne réfléchit pas comme un cerveau, un cul."
D’aussi loin qu’il se rappelle, Daniel affirme avoir baigné dans une culture où les Blancs cherchaient à reproduire la musique des Noirs. "À l’école, lorsque je jouais des beats de drum sur mon pupitre, c’était des beats de funk. Le blue white soul était très fort chez nous. Je pense à Joe Cocker", explique-t-il juste avant de me prévenir: "Mais là, je ne parle pas de l’album, je te parle d’où je suis parti pour arriver à l’album. Je ne pense pas que Nous soit un disque de funk. De toute façon, je n’arriverais pas à la cheville d’un Afro-Américain qui fait du funk. On vit dans une époque de reproduction sonore et j’aime l’idée prétentieuse de créer une musique que l’on n’a jamais entendue. Je ne dis pas que j’ai réussi, j’ai peut-être échoué, mais j’aime partir de cette idée motivante."
À travers cet exercice de dépaysement sonore prisé par Daniel Bélanger, soit prendre ses chansons et les traîner dans la boue (ce fut le rock sur Quatre saisons dans le désordre et l’électro sur Rêver mieux), le musicien a su réhabiliter le mal-aimé saxophone, cet instrument roi de la muzak d’ascenseur et des sensuelles ballades romantico-quétaines. "J’ai déjà travaillé avec un musicien qui passait son temps à rire du saxophone, même devant les saxophonistes. En tant qu’arrangeur et compositeur, je n’ai jamais méprisé mes outils au bénéfice de la mode. J’ai aussi mes réticences face au sax. Il n’y a aucun saxophone soprano ou alto sur Nous, que du ténor et du baryton. Mais je savais que c’était un défi de sortir le saxophone, un peu comme à l’époque de Rêver mieux, où je savais que ressortir la flûte traversière sonnerait Jethro Tull pour bien des gens, alors que pour moi, c’était plus associé à Jeremy Steig." Après tout, le musicien a appris à jouer de la flûte et du saxophone avant même de tenir une guitare dans ses mains. "Quand j’utilise ces deux instruments, c’est parce que je sais que je peux le faire à ma façon."
Nous, les amoureux
L’autre remède pour se sortir de la noirceur individualiste du matériel est son contraire: l’amour, la collectivité… Bref, nous. Souvent métaphoriques, les textes de Nous abordent l’amour sous différents angles. Il y a l’amour révélateur du narcissique qui s’ouvre enfin aux autres (Reste); l’amour charnel (Le Toit du monde); l’amour destructeur (Impossible, L’Équivalence des contraires) et celui du protecteur qui, dans des cas extrêmes, peut prendre les armes pour défendre l’être cher (Jamais loin, Si l’amour te ressemblait). En filigrane, ces sentiments d’abandon et d’empathie qui caractérisent l’amour, le vrai.
"Ça fait 19 ans que je suis avec ma conjointe, et j’observais qu’il n’y a pas de modèle pour nous guider après 19 ans de vie commune. À la télévision ou au cinéma, on nous présente constamment le romantisme de la rencontre, le coup de foudre. On a une très bonne culture de ce qu’est un jeune couple ou de la relation parents-enfants, mais qu’en est-il du couple après 19 ans de vie à deux? On a très peu d’analyses de la chose en chanson ou au cinéma, peut-être un peu plus en poésie. Il faut donc créer nous-mêmes notre propre modèle. Ça génère une certaine peur de l’inconnu. Il faut s’abandonner là-dedans. C’est là que j’en suis dans ma réflexion.
"J’ai aussi compris les nouveaux enjeux de notre société. À la fin du deuxième millénaire, on vivait une période de profond individualisme. C’était correct, on était heureux comme ça, mais en ce nouveau millénaire, les enjeux sont collectifs. Je pense à la réforme de la santé d’Obama ou à cette campagne de vaccination monstre visant à protéger la population de la grippe. Les priorités sont recentrées."
Cette vague d’amour sentie sur le disque n’aurait pas été possible sans l’atmosphère de fraternité dans laquelle il s’est conçu. Ainsi, Daniel Bélanger a ouvert les portes du studio montréalais de Pierre Marchand à de nombreux musiciens invités à former une chorale présente dans quelques titres. Amylie, Caracol, Marc Déry et Damien Robitaille comptent parmi les convives, ainsi que Julien Mineau de Malajube. "J’admire les gars de Malajube pour l’ardeur qu’ils mettent au travail. Les voir tourner en Europe, aux États-Unis et en Asie, ou juste lire des critiques de leurs disques dans Q ou Uncut, ça m’inspire beaucoup. On ne se rend pas compte de la somme de travail qu’il y a derrière ce groupe francophone. En studio, Julien m’a paru intimidé. Il voulait bien faire les choses et je le voyais fort concentré. Je lui ai dit qu’on était là pour avoir du fun. D’ailleurs, JF Lemieux a passé les séances d’enregistrement à détendre l’atmosphère, répétant que ce disque n’était qu’amour. Après les prises, Julien est resté toute la journée pour nous regarder travailler. D’autres chanteuses et chanteurs sont aussi restés, et le studio s’est transformé en commune. Je n’avais jamais vécu ça avant. Bref, il ne devait pas être si intimidé parce que Julien a été le dernier parti. J’étais d’autant plus flatté qu’il se sente bien dans mon univers."
Entre musiciens qui refusent fréquemment de donner des entrevues télévisées, on finit toujours par s’entendre.
Daniel Bélanger
Nous
(Audiogram / Select)
En magasin le 10 novembre
Daniel Bélanger au théâtre
En plus de signer la musique de Paradis perdu, un spectacle multidisciplinaire imaginé par Jean Lemire et Dominic Champagne présenté à la Place des Arts du 26 janvier au 6 février 2010, Daniel Bélanger a composé la musique de la version théâtre musical des Belles-Soeurs de Michel Tremblay, à laquelle participe René Richard Cyr. "Je suis content d’être de ces projets parce que j’assume aujourd’hui mon talent de compositeur. Mes textes me donnent parfois des complexes, mais pas mes musiques, plus maintenant. Avant même qu’on me propose de travailler sur Belles-Soeurs et le projet de Jean Lemire et Dominic Champagne, j’étais allé à Broadway pour voir un music-hall consacré à Jacques Brel, une vieille production de 1968 toujours à l’affiche. J’avais adoré le travail de l’orchestre. Ils n’étaient que trois musiciens et jouaient avec un souci d’économie convaincant. J’ai même joint le chef de la production qui m’a expliqué comment il avait monté les pièces. J’ai fait la même chose pour Belles-Soeurs. J’ai presque tout composé au piano droit. J’imagine le résultat final avec une touche de contrebasse et de trombone. C’est un beau défi pour un compositeur parce qu’un album, on l’écoute souvent, tandis qu’une comédie musicale, généralement, on la voit une fois. Il faut donc que la musique soit très catchy, sans être racoleuse." Belles-Soeurs sera présenté du 29 mars au 1er mai 2010 au Théâtre d’Aujourd’hui, et du 25 juin au 4 septembre 2010 au Centre culturel de Joliette.