J'ai le Cancer : Malaise orchestré
Musique

J’ai le Cancer : Malaise orchestré

Réputée pour ses spectacles aussi déstabilisants que mémorables, la formation pop-noise trifluvienne J’ai le Cancer nous arrive avec Seul mais souriant, un premier album qui ne laissera personne indifférent.

La scène se déroule en 2008, à l’Atelier Silex, pendant le Festival international de musique universelle. J’ai le Cancer est sur scène, en pleine prestation. Un bruit strident et insistant retentit: une alarme d’incendie, déclenchée par la machine à fumée. Pendant un concert de n’importe quel autre groupe, tout se serait arrêté, mais les "dérangements" sont si intrinsèques à la démarche de J’ai le Cancer que ni les spectateurs ni les musiciens n’ont compris tout de suite que l’alarme ne faisait pas partie du spectacle!

"J’ai entendu l’alarme et je me suis dit: "Crisse, c’est pas moi qui fait ce bruit-là?" Je regarde Josua [Gaumond Lacerte, claviériste et bidouilleur], et ce n’était pas lui non plus", raconte l’arrangeur, parolier et multi-instrumentiste Pierre Brouillette Hamelin. Le frontman Rémi Francoeur poursuit: "En spectacle, les gars sont derrière moi, des fois il y a des sons bizarres qui sortent et je me dis qu’ils doivent s’en donner à coeur joie parce qu’on est en live… Mais là, le gros bip était plus fort que tous les autres instruments et que ma voix!"

N’IMPORTE QUOI?

J’ai le Cancer a été formé en décembre 2007, alors qu’un ami organisait un spectacle au Charlot et cherchait un groupe pour jouer en première partie. Pierre, Rémi et Josua se sont donc réunis pour monter un projet noise, qui ne devait initialement pas faire long feu. "C’était censé être juste pour cette fois-là, se rappelle Pierre, mais on s’est dit que tant qu’à ça, on pouvait bien continuer, et là on s’est inscrits aux Mardis de la relève!"

Le groupe s’est donc trouvé à donner sa deuxième prestation à vie dans le cadre du populaire concours de bands du Gambrinus, auquel il a aussi pris part l’année suivante, semant chaque fois la consternation dans l’assistance. "On trouve ça très drôle que J’ai le Cancer ait participé à un concours pour être à la radio", mentionne Rémi.

Pour ceux qui ne connaissent pas encore J’ai le Cancer, il faut préciser que la musique du trio est tout sauf conventionnelle et accessible, se faisant plutôt un devoir d’ébranler l’auditeur. Défiant toute comparaison, leurs compositions misent sur l’expérimentation sonore, la création d’ambiances angoissantes et les ruptures de ton. "Chaque toune, même si ça a l’air d’être n’importe quoi, c’est planifié puis c’est voulu que ça soit désagréable à ce point-là", assure Josua. "On ne fesse pas au hasard sur les instruments comme beaucoup de gens nous l’ont reproché!" ajoute Pierre.

N’ayant pas de background en musique, les membres du groupe ne semblent pas avoir de notion de ce qu’il faut ou ne faut pas faire, ce qui leur procure une grande liberté artistique. Qui plus est, mis à part le thérémine de Pierre et quelques autres exceptions, la plupart des instruments qu’ils utilisent ont été modifiés ou carrément conçus par eux. "Entre autres, j’ai construit un drum électronique et un générateur de fréquences", énumère Josua, qui a fait des études en mécanique industrielle. "C’est vraiment du essai-erreur: j’ouvre un clavier, je prends deux fils et je joue avec, je branche des affaires qu’il ne faut pas dedans… Le but, c’est d’essayer de créer des nouveaux sons. Parce que c’est l’fun des petits Casio, mais c’est l’fun aussi quand t’as d’autres sons qui en sortent."

LE CONFESSIONNAL

Autre élément qui distingue considérablement J’ai le Cancer: les percutants textes écrits par Pierre et récités avec énormément de conviction par Rémi, qui est issu du monde du théâtre. Seul mais souriant, le premier album que le groupe lancera ce samedi au Zénob, est une charge explosive contre l’hypocrisie érigée en système, contre l’égocentrisme nord-américain, contre une société aliénante où chacun s’accroche à ses dépendances et à ses compulsions…

"Y fait froid / Y a de la neige dans ma TV / On est tous des perdants", répète Rémi comme un mantra dans Sniffer de la colle, le morceau qui ouvre le disque. De nombreux autres constats tout aussi cyniques se feront entendre par la suite, mais Pierre tient à préciser que ceci ne reflète pas nécessairement la vision que ses acolytes et lui ont du monde: "Il faut que les gens comprennent que les opinions qu’on exprime, c’est un peu ce qu’on pense, mais amplifié des dizaines de fois, mis hyper extrémiste avec zéro barrière, zéro surmoi qui dit: "Ouin, tu devrais peut-être pas dire ça!"" nuance-t-il. "On ne vise personne précisément, on critique une chose, un tout, un concept… Puis on n’essaie pas d’être un groupe qui va apporter des solutions, un groupe humanitaire qui va dire comment recycler et sauver la Terre. On ne fait que souligner qu’il y a un problème."

Presque tous les textes sont déclinés à la première personne du singulier, Rémi se glissant dans la peau d’une série d’êtres désabusés, désaxés ou désespérés: "C’est comme des confessions, explique-t-il. Dans Monsieur Tout-le-Monde, par exemple, il faut que je devienne le gars qui vit sa vie normale et qui finit par violer une fille dans son sous-sol… Faut que je le joue, ça. En même temps, les gars font un excellent travail de donner l’ambiance sonore qu’il pourrait y avoir dans la tête de quelqu’un qui ferait ces confessions-là… Des fois, c’est à la limite de l’industriel thrash, parfois c’est ambiant, ou même pop quand c’est cute et émotif."

Évidemment, la définition de "cute et émotif" n’est pas la même pour J’ai le Cancer que pour Tricot Machine, leur unique chanson d’amour s’intitulant Je te frappe parce que je t’aime et impliquant un homme qui meurt d’une overdose…

NUL N’EST PROPHÈTE…

Réaliste, J’ai le Cancer ne s’attend pas à trouver fortune et gloire avec Seul mais souriant. Ayant déjà donné quelques concerts à Montréal et à Québec, où un circuit existe pour la musique expérimentale, et pouvant aspirer à performer dans le futur au Festival international de musique actuelle de Victoriaville et dans d’autres événements du type, le groupe rencontre plus de difficultés dans sa ville d’origine. "On a un certain public qui nous suit à Trois-Rivières, mais on a "rushé" pour l’avoir! Faut se battre pour se faire une place", confie Pierre.

"Il y a plus de personnes qui nous haïssent que de monde qui nous apprécie", fait remarquer Rémi. Josua: "Il y a beaucoup de gens qui nous ont engueulés juste pour notre nom…" Pierre: "Mais en même temps, on ne s’appelle pas: "Ton grand-père a le cancer parce qu’il a fumé toute sa vie puis c’est un cave", on s’appelle "J’ai le Cancer"; il y a une différence. Tout le monde connaît quelqu’un proche de lui qui a eu un cancer ou qui en est mort, on n’est pas insensibles à ça. C’est rien qu’un nom."

Un nom qui, de surcroît, colle bien à la formation compte tenu du fait que ses chansons adoptent souvent la vue de personnages qui, s’ils ne sont pas malades physiquement, souffrent néanmoins de ce qu’on pourrait appeler un cancer psychologique ou moral.

Et de toute façon, ne vaut-il pas mieux causer de fortes réactions, fussent-elles négatives, qu’inspirer seulement l’indifférence? "On a déjà dit qu’à chacun de nos shows, on voulait que dans le public, il y ait une personne qui parte en pleurant, une qui ait un fou rire et une qui soit complètement fâchée. Si on réussit à avoir les trois réactions, on n’est pas pire!" conclut Rémi.

J’ai le Cancer
Seul mais souriant
(Indépendant)

À écouter si vous aimez /
Les Abdigradationnistes, Frank Zappa, Aut’Chose