Jean Leloup : L'ère de la vaccination
Musique

Jean Leloup : L’ère de la vaccination

Quel meilleur prétexte que 10 spectacles en salle à travers le Québec pour parler avec Jean Leloup de microbes, de parasites, et pour se moucher à fond dans le tissu social.

Jean Leloup pète le feu. À une heure où on l’imaginerait plutôt au lit, il délaisse la douceur d’un petit troquet à deux pas de chez lui et, quitte à se les geler, m’emmène dehors griller deux, trois affreuses menthols.

Entre la rue et la ruelle, les sirènes et les poubelles, aminci, hirsute, l’oeil de la veille un brin vitreux mais l’esprit bien allumé par de grosses doses répétitives de café noir, il commente l’actualité en bon gérant d’estrade.

Virus

Côté sécrétions, il prophétise que rien ne sert de courir puisque de toute manière, tout le monde a déjà chopé la H1N1 après avoir embrassé son canard ou son cochon. Mais il préférerait néanmoins disparaître dans un crash d’avion dramatique plutôt qu’emporté par une saleté microscopique: "Mourir tué par un virus, c’est tellement dérisoire!" Il se demande comment les pays du tiers-monde, ces endroits "où on ne peut même pas se contenter de vivre, mais seulement se satisfaire de survivre", vont s’en sortir sans immunisation. Parce que si 1990 était, comme il l’a chanté, "l’ère des communications", peut-être 2010 inaugurera-t-elle, après tout, "l’ère de la vaccination"…

Sur ce coin de trottoir, le monde est étroit et plat comme la flaque dans sa tasse d’espresso: il s’avoue "Obama freak", mais à l’approche du jour du Souvenir, ne se souvient pas du nom de notre tête carrée de premier ministre. Steven Tyler? Dennis Hopper? Peu importe puisque, comme le dit son nouveau slogan partisan: "Mon premier ministre, c’est Jean Leloup." Et le Très Honorable Jean Leloup s’ennuie vite. Et lorsqu’il s’ennuie, il aime bien jouer les imbéciles.

Sur le même ton que le sémillant animateur sportif Michel Villeneuve, la crise, la pourriture municipale et la performance des Glorieux se télescopent dans un jovial cynisme: "Même si Kovalev a quitté le loft, je crois que les concurrents "sontaient" tous très éduqués, "sontaient" tous très talentueux et ont tous donné leur 300 % le soir de l’élection. Le coach est allé chercher du repêchage avec un gros budget. On a assisté à une bonne game à trois, et maintenant, après quelques mises en échec vicieuses, tout le monde peut retourner tricoter derrière le banc."

Caca la crise

"Ah! Monsieur! La crise! Oui! Laaaaa crise!"

Question cash, piastres, milliards et "bailou", Johnny, qui n’a jamais conçu l’art comme un espace de stabilité, songe avec plus de sérieux aux conséquences des dérives de l’économie sur la culture. Il aborde ce "dossier" chaud, où il n’a pas que des amis, sereinement, sur la pointe des pieds… avant de re-déraper dans le caca: "L’absence de financement privé et d’incitatifs réels pour que le mécénat investisse dans les arts a fait des artistes à la merci des gouvernements, de leurs politiques et donc de leurs déficits. Une partie de l’industrie attend ses subventions en regardant le calendrier comme des étudiants attendent que papa leur envoie le chèque pour payer un mois de lunchs. Facile dans de telles circonstances de se ramollir, de se confiner dans des créations "sécures" et quasi alimentaires. Je crois qu’il faut de l’aide pour démarrer, mais faire des beaux ti-sourires et serrer des mains pour avoir de l’argent, j’m’en crisse! Qu’ils aillent chier. C’est quand c’est dur que je trouve ça l’fun, sinon je m’emmerde…"

Comment clore le sujet sans s’offrir une de ses traditionnelles pirouettes de la langue, débiles ou géniales, en forme de promo: "Il faut venir voir mes spectacles malgré la crise afin d’observer de près un être qui ne connaît pas la crise mais qui fait des crises."

Fâché?

Coup de pub délibéré ou coup de gueule improvisé? Entre deux disques et trois concerts, ses "crises" ont fait autant jaser que ses dernières chansons. Après sa petite série de ravissantes outrances sur l’argent, les engourdis de Québec et la médiocrité des jeunes chanteurs, il fait désormais la joie des radios et des talk-shows où l’on aimerait bien que l’imprévisible dingo balance une nouvelle atrocité fumante.

"Je ne planifie rien! Et franchement, ici, la notion d’atrocité est bien large… Les gens sont insultés d’un rien. Comme si dire à un gros qu’il est gros était une insulte parce que c’est la vérité! Je m’amuse de cette bien pensante conformité, de cette manie de tout prendre au sérieux qui prévaut au Québec. Ici, quand on voit une belle fille danser, on présume qu’elle veut se faire remarquer au lieu de se dire honnêtement qu’on aimerait se la taper… Pourquoi faut-il toujours chercher la perversion derrière le plaisir? C’est terrible, cette mode récente de la psychologie chrétienne de cuisine. Tout ça, c’est de la grosse gluance!"

Lorsque je lui apprends, en ce 29 octobre, que Nelly Arcan est morte, il présume que, comme pour Dédé Fortin, c’est justement cette lourde morale ambiante qui l’a tuée: "Après Putain, Nelly Arcan a été placée en autoanalyse à l’année longue avec en prime cette religieuse habitude du petit commentaire lâche à son endroit. Tellement d’artistes font des dépressions parce qu’ils sont écrasés par les bonnes manières intellectuelles qu’ils doivent adopter, sinon ils vont crever… Il faut combler les attentes, répondre aux questions, se faire emmerder sur des sujets dont on n’a rien à foutre, faire des galas de charité, subir le paternalisme des institutions."

Il parle en connaissance de cause: "Moi, on venait me voir comme si j’étais le rédempteur, le sauveur temporaire de la culture. Je leur disais: "Get a life, esti!" Tout n’est pas dans la tête! Je suis ici pour faire danser! Je pense que le fait de me foutre du bien et du mal m’a sauvé. Je ne me suiciderai Jamais – Jamais – Jamais! Ils ne m’auront pas."

Johnny Guitare (part 2)

Si sa révolte permanente s’avère essentielle à sa survie, l’homme a aussi disposé précautionneusement autour de lui une garde rapprochée d’alter ego fantasques pour faire de l’ombre: John The Wolf: showman déjanté; Massoud Al-Rachid: écrivain fataliste; et Jean Leclerc: l’anonyme qui servit à le protéger du pire, de l’ennui. Il l’a souvent répété: "Quand j’ai décroché il y a six ans, c’était devenu rien de plus qu’une job."

Aujourd’hui, il est trop tard, Johnny Guitare confesse son amour fou pour sa Fender Telecaster Thinline 74 rapportée de Californie et occulte sa timidité naturelle: "Pour monter sur scène, il faut savoir surmonter la gêne de s’exposer au public. Il faut une "attitude", laisser de côté ce qui va mal dans sa propre vie, se dissoudre dans la musique. J’en suis capable, mais il faut vraiment que ça "cooke"."

"Cooke"? Il parle du "déclic", de ses moments de grâce actuels avec de nouveaux musiciens. Il a trouvé deux types de la Côte d’Ivoire, un Cubain, et il mise fondamentalement sur le rythme: "Funk-reggae-Led-Zep-Sinatra." Il dit: "Là, on sent que ça vient de loin et que ça torche. Un groupe, quand ça colle, c’est aussi simple et intense qu’aller danser."

Justement, à l’intérieur du café, une petite équipe qui l’a rejoint s’applique en piochant sur deux portables à finaliser la mise en ligne de sa nouvelle lubie: le Grand Concours de danse du Québec. Dans la ruelle Jeanne-Mance, appuyé sur un bac à ordures vert puant, Leloup tient à me montrer ce clip dans lequel il flotte, glisse, fluide, entre le hippie et le London yé-yé. Visionnement interrompu par le premier humain qui le repère. Sébastien, 24 ans à peine, kaki d’armée, sac à dos jaune débordant de livres, bredouille, ravi: "Heu… j’sais pas comment vous dire… ce que c’est formidable… Merci, merci!" Leloup lui répond: "Ben viens voir le show, c’est dans une semaine!" Il serre une main, rallume sa cigarette de matante, me sourit en coin et murmure, satisfait et indolent: "Je fais de la vente au détail."

Le Grand Concours de danse du Québec: www.concoursjeanleloup.com

À voir si vous aimez /
Danser, délirer, crier