Fred Fortin : De la rivière à l'Ours à la Seine
Musique

Fred Fortin : De la rivière à l’Ours à la Seine

Revenant sur les nombreux détours musicaux qui séparent quatre albums en solo étalés sur treize ans, Fred Fortin retrace la piste parfois brouillonne d’une carrière sous le signe du refus du confort et du compromis.

Il faut parfois faire de longs détours pour enfin revenir à soi.

Celui qu’a pris Fred Fortin l’a mené bien loin de l’écumeuse rivière à l’Ours, frontière tumultueuse qui sépare Saint-Prime de Saint-Félicien, et non loin de laquelle s’est construite la légende: là, au bout d’un chemin de poussière d’étoiles, le bleuet fuzzé aurait créé une galerie de personnages qui sont autant de perdants magnifiques, racontant leurs destins tordus avec juste ce qu’il faut de couilles et de tendresse, touchant à quelque chose qui ressemble à une vérité trop rare en chanson.

Ces histoires, on les trouvait en grand nombre sur son premier album, Joseph Antoine Frédéric Fortin Perron (1996). Leurs personnages vivaient, et respiraient littéralement dans des chansons comme Gros Bill, Les Divorcés du Lac St-Jean, Que je t’étranglerai. Puis, d’un album à l’autre, tandis que Fortin s’éloignait, puis quittait le territoire natal pour s’installer en ville avec femme et enfants, elles se sont raréfiées.

Sans toutefois retourner vivre au Lac-Saint-Jean, il les a enfin convoqués de nouveau sur Plastrer la lune, son plus récent et quatrième effort qui combine ce talent de raconteur à l’énergie brute et insouciante des débuts (période Gros Mené). Étrangement, c’est de l’autre côté de l’Atlantique, au bord de la Seine plutôt que de la rivière à l’Ours, qu’il les a retrouvés. Cela, au terme d’années d’expérimentations, d’associations musicales inopinées, et de vaches maigres.

Il faut parfois faire de longs détours pour enfin revenir à soi, disions-nous. Des détours souvent involontaires, en partie dictés par la nécessité. Mais aussi par l’instinct, le hasard, l’envie d’aller voir ailleurs.

Quelque part entre la faim et la curiosité: "Ça fait environ six ans que je suis arrivé à Montréal, évalue Fortin. Pourquoi à ce moment-là? Parce qu’il fallait que je travaille. Je gérais mon projet d’homme-orchestre à partir du Lac, mais comme j’étais loin d’autres occasions de jouer, je ne pouvais plus arrêter de faire ce show, parce que si j’arrêtais, il n’y avait plus de cash qui rentrait.

"Pis aussi, j’avais envie de jouer avec d’autre monde, ajoute-t-il. Je voulais sortir de mes patentes à moi. C’était la première tournée de Galaxie 500, ma blonde s’était trouvé une job à Montréal, ça fittait."

Payer le prix

Depuis le début d’une carrière où s’alignent les succès d’estime, mais jamais de ventes, Fortin constate le coût parfois exorbitant de son intégrité artistique.

Il n’y peut rien. Celui qui avoue candidement jouer de la musique pour prolonger le plus longtemps possible son adolescence cultive justement depuis ce jeune âge une attitude qui le blinde contre la tentation du compromis, de peur d’atterrir dans le mauvais camp, du côté des artistes qui lui font détester la musique autant qu’il l’aime.

"J’me souviens, raconte-t-il en riant, on avait interprété des tounes des Beatles à l’école, et j’avais chanté Yesterday, ce qui m’avait apporté un certain succès auprès des dames. Déjà, je pouvais comprendre pourquoi les musiciens cèdent à ça, à cette popularité-là. C’est tentant de tomber là-dedans. Mais moi j’ai dit: fuck off, j’suis un punk. Faque après, j’ai fait des tounes de pets, ça a réglé l’affaire."

Ce refus du compromis, c’est aussi un refus du confort.

Ainsi, tandis que des cohortes de jeunes musiciens québécois se réclamaient de son art, perçant le marché du disque et du spectacle en étalant en entrevue toute l’admiration qu’ils cultivaient pour un Fred Fortin, l’intéressé comptait ses cennes.

"J’en ai arraché des bons bouttes financièrement, confie-t-il. Je suis capable de vivre avec cette pression-là, mais c’est plus dur quand t’as une femme, des enfants. Ça touche tout le monde. Partager ce stress financier avec la famille, ça peut pas durer tout le temps, ça prend une sorte de calme… Au moins de temps en temps."

Débarqué à Montréal, il termine son troisième album, le très dense et introspectif Planter le décor, duquel il s’éloigne ensuite pour marteler les peaux au sein des Breastfeeders.

"Ça faisait longtemps que je rêvais de jouer du drum dans un groupe, raconte Fortin. Je l’avais fait un peu avec Galaxie, mais là, Sunny (Duval) m’a proposé de faire un boutte avec les Breast. J’étais dans le plat d’après-tournée pour Planter le décor, j’avais le goût de retourner jouer, j’aimais la drive du band. On a fait un album ensemble, pis une tournée. C’était vraiment l’fun, mais bon, quand tu rentres chez vous le matin avec 60 piastres dans tes poches pis une peau de drum pétée…"

Corps étranger

C’est là que survient l’inattendu. Une rencontre inespérée à tout point de vue avec un autre conteur dont la galerie de personnages comprend aussi un populeux bestiaire qui l’a rendu célèbre: Thomas Fersen.

En tournée française avec Galaxie, Fortin tombe sur Fersen qui connaît déjà son travail, et l’apprécie. "Il est venu nous voir à Paris, j’ai mangé chez lui, puis on s’est revus à Montréal, et là, comme ça, il m’a demandé si je voulais réaliser son prochain disque", raconte Fred.

C’est le point de bascule. Fortin laisse son quatrième album en plan, réalise Trois Petits Tours puis, quelques mois plus tard, acceptant une offre que ses finances précaires ne lui permettent pas de refuser, il part en tournée en France avec Fersen, accompagné de son vieux comparse Youri Boutin qui martèle le rythme à la batterie.

Aux côtés du Français, loin de la maison, le bleuet revient à lui-même. "Partir en tournée, c’est partager des opinions musicales. Tous les musiciens ont des espèces de paramètres sur lesquels ils vont se baser pour créer. Au contact des autres, tu découvres un autre univers musical. Thomas est ben gros dans les histoires, le "racontage", il m’a un peu coaché, finalement, en me disant que ce qu’il aimait dans mes chansons, c’était quand elles reflétaient mon patrimoine, mes racines. Pour moi, ça a été un déclencheur et ça m’a donné confiance."

De retour, Fortin s’enferme d’abord au chalet familial en bordure de la rivière à l’Ours, puis dans son local de pratique à Montréal, où il termine l’album qu’on attendait de lui depuis la parution du tout premier. Musicalement dépouillé, intelligent, sensible, mature, rieur, accrocheur sans nécessairement chercher à l’être. On y retrouve le Fortin à la fois gouailleur et délicat qui nous avait séduits au départ, avec un raffinement dans le talent de conteur qu’il doit sans doute un peu à son pote Fersen.

"Là, j’ai pris un break, on a monté le spectacle (avec Justin Allard à la batterie, Olivier Langevin et Jocelyn Tellier aux guitares). Et maintenant, je veux recommencer à écrire rapidement, je ne veux pas attendre encore cinq ans avant d’en sortir un autre", tente-t-il de se convaincre, rappelant que s’il respire le plaisir, Plastrer la lune ne s’est pas fait sans douleur: "J’ai eu du fun, mais j’ai travaillé en crisse aussi. Dix jours avant de mixer, j’étais encore en composition, il me manquait une toune." En quelques jours, il écrit la superbe Le Cinéma des vieux garçons. "J’étais stressé, je faisais ça tout seul, je savais pas si c’était correct. J’ai douté des grands bouttes."

Malgré ses prétentions "d’être un peu moins à la dernière minute, pour une fois", Fortin pourrait bien revoir son emploi du temps pour l’année à venir et reporter la composition d’une suite à Plastrer la lune. Bien qu’il n’y ait "rien de signé", comme le souligne l’intéressé, Fersen lui aurait déjà remis quelques maquettes d’un prochain disque à réaliser…

Si cet autre détour lui est aussi favorable que le précédent, on veut bien attendre.

À voir si vous aimez /
Réal V. Benoit, Richard Desjardins, Gros Mené