Karkwa : Dans le manoir à l'envers
Musique

Karkwa : Dans le manoir à l’envers

Peu de groupes arrivent à nous foutre un coup en pleine gueule dès la première écoute d’un compact. Karkwa l’a fait avec Les tremblements s’immobilisent, avec Le Volume du vent. Voilà qu’il recommence avec Les Chemins de verre.

Dès notre arrivée au point de rendez-vous dans un chic restaurant du quartier Hochelaga-Maisonneuve, où les tables plus raffinées se répandent au même rythme que l’appellation HoMa, François Lafontaine s’empare de notre copie des Chemins de verre, fraîchement sortie de l’usine de pressage. Caresse le disque, l’ouvre, le sent.

C’est la première fois que tu vois le produit final?

"Non, mais ça me fait drôle de le regarder. Ça fait des mois que j’y travaille et je peux déjà te dire que je ne le réécouterai jamais. Pas besoin. On va le jouer des centaines de fois en concert…"

La dernière fois que le claviériste de Karkwa a écouté l’album de A à Z, c’était à la fin du mix final, lorsqu’il s’est gravé une copie personnelle pour la présenter à son père. "C’est devenu un rituel. Chaque fois qu’on sort un disque, je le lui apporte. On l’écoute attentivement ensemble en buvant une bouteille de vin. C’est un vrai mélomane. Malgré son âge, tu peux lui parler de Blonde Redhead ou de Caribou sans jamais le perdre."

Il y a 12 ans, le père de François débarquait à sa shop pour vendre les premiers démos de Karkwa à ses collègues de travail, un peu comme les parents d’un scout écoulent les barres de chocolat pour financer le prochain jamboree. "Les "shoppeux" ne devaient pas trop comprendre ce qu’on faisait à l’époque", lance François, sourire en coin.

Depuis sa formation en vue d’une participation à Cégeps en spectacle en 1998, Karkwa est devenu l’un des groupes québécois les plus respectés des années 2000, autant par ses pairs que par la critique. Le public? Ils étaient 20 000 au Québec à se procurer Les tremblements s’immobilisent, 31 000 pour Le Volume du vent. Rien pour battre Kaïn ou Mes Aïeux, mais assez pour se donner une marge de manoeuvre et acquérir la confiance de l’étiquette de disques Audiogram, qui a laissé le groupe composer et enregistrer Les Chemins de verre en 20 jours à peine, au studio français La Frette, un manoir huppé où ont travaillé les Serge Gainsbourg, Brigitte Fontaine, Jacques Higelin et, plus près de nous, Patrick Watson et Marie-Jo Thério, compagne du propriétaire de la place, le compositeur et réalisateur Olivier Bloch-Lainé. Selon la légende, après avoir réservé le studio pour deux semaines, Feist y aurait enregistré The Reminder en deux jours et passé le reste du temps à boire du vin et jouer du glockenspiel.

Apprendre à désapprendre

Vieux manoir où tout est à l’équerre, la maison de 28 pièces rappelle le décor d’un film d’Alfred Hitchcock. Mystérieux, hanté, rempli d’histoire, mais surtout propice à la composition. "Il a même servi de bunker pour les SS dans le temps de la Deuxième Guerre mondiale", raconte le chanteur et guitariste Louis-Jean Cormier. "Il y a une voûte au sous-sol. C’est d’ailleurs là qu’on mettait les amplis de guitares lors de l’enregistrement, pour donner un son plus étrange."

"Il y a sûrement des gens qui se sont fait torturer dans ce caveau, soulève François. Olivier Bloch-Lainé a ouvert le studio au début des années 80. Il avait d’abord acheté d’Eddie Barclay une vieille console Neve commandée spécialement pour Jacques Brel, une immense console qui vaut une fortune aujourd’hui. Elle est tellement grosse qu’à l’époque, Olivier ne savait pas où la mettre. C’est là que sa famille a décidé d’acheter le manoir pour en faire un studio. Il était assez gros pour la console."

Le but était de produire le disque lors des quelques journées de congé de la tournée européenne du Volume du vent. Dès que Karkwa disposait de trois ou quatre jours, il convergeait vers la cossue banlieue parisienne de La Frette-sur-Seine. "Un matin, on est arrivé et il y avait encore Lenny Kravitz qui dormait dans une chambre, raconte Louis-Jean. On lui a dit: "Tasse-toi de là, dégage, couillon! Aujourd’hui, la réservation est à notre nom!""

Avant tout, le quintette québécois voulait "apprendre à désapprendre". Laisser tomber l’étape de préproduction pour accoucher d’une nouvelle chanson par jour, partant d’un riff inspiré sur le moment ou sorti de la tête d’un de ses membres. Simple sur papier, la technique demande un niveau de confiance et de virtuosité dont peu de groupes font preuve. "Notre territoire sonore commence à être bien défini, il fallait donc sortir du carré de sable. C’était excitant. On se levait le matin, les yeux encore collés, et on commençait à travailler sur une chanson qu’on ne connaissait pas. On n’avait aucune idée de comment elle sonnerait à la fin de la journée, mais on savait qu’elle était pour sonner. À la fin de la journée, au moment de déboucher la huitième bouteille de vin, on écoutait le résultat final. Idéalement, il fallait finir juste avant le match du Canadien, qui, à cause du décalage horaire, débutait vers 2 heures du matin en France."

Du cégep à La Frette

Dès le premier jour d’enregistrement, François s’est assis au piano et a composé Moi-léger, une magnifique ballade qui prend des airs de crescendo post-rock émouvant. Le texte fait le pont entre la naissance du groupe et sa situation actuelle, évoquant différentes périodes vécues au cours des ans. On y sent le vertige de Louis-Jean Cormier devant le chemin parcouru. "C’est une chanson sur le sentiment de soulagement. Entre Cégeps en spectacle et l’enregistrement du nouveau disque dans un manoir français, on a bûché fort. On les a transportés, nos amplis, dans les ruelles des bars à 3 heures du matin. Il nous arrive de le faire encore, d’ailleurs. Mais là, on en était à notre premier jour à La Frette. C’était le soir, la composition était terminée, ne manquaient que les paroles. Je repensais aux disques précédents. Je me suis inspiré de leurs textes pour revenir dans le temps. J’étais dans un état de bonheur quasi total. On était entre chums, on jouait de la musique dans un endroit époustouflant, entourés d’un jardin de la mort. On débouchait des bouteilles à volonté. Le gros bonheur."

L’écriture de Moi-léger a créé un déclic. Karkwa était à La Frette pour s’amuser. Explorer les 28 pièces pour y trouver des acoustiques différentes. Trafiquer un vieux piano situé à l’étage (voir encadré). Dépoussiérer un vieil étui d’orgue abandonné sous les branches dans le fond de la cour pour enregistrer le son produit lorsqu’on le frappe à main nue (Marie, tu pleures). Balancer un micro du haut de la cage d’escalier, tel un pendule, pour obtenir un son de cymbale en mouvement (Les Enfants de Beyrouth).

Le résultat est audacieux, d’un grand raffinement. Disons-le sans ménagement, Les Chemins de verre est supérieur au Volume du vent. On y trouve toute l’ingéniosité mélodique du combo complété par Julien Sagot, Stéphane Bergeron et Martin Lamontagne, mais dans un contexte éclaté et nettement moins conventionnel. La première écoute nous amène à considérer le disque comme étant le moins accessible du groupe, mais les lectures subséquentes nous font réaliser le contraire. "C’est notre disque le plus simple au niveau des formes de chansons, pratiquement toutes couplet / refrain / couplet / refrain, précise François. On voulait justement simplifier les choses, et notre technique d’enregistrement sans préprod nous a permis de le faire."

Louis-Jean: "C’est l’album de Karkwa qui contient le plus de mélodies accrocheuses, mais c’est notre bricolage, l’enrobage des pièces, qui lui donne ce côté plus exploratoire (l’utilisation de violons, synthétiseurs modulaires, Rhodes, marimba, kalimba, vibraphone, timbales et percussions nerveuses). Si tu prends Merriweather Post Pavilion d’Animal Collective, tu pourrais chanter chaque chanson à la guitare acoustique, mais quand tu écoutes le résultat final, c’est complètement pété."

En phase avec l’exploration sonore et le décloisonnement pop aujourd’hui populaires sur la scène indé internationale, la formation n’est pas à confondre avec les nombreuses pâlottes copies d’Animal Collective. Son intelligence mélodique, sa maîtrise des instruments, mais aussi sa langue l’élèvent au-dessus de la mêlée. Sa facture sonore est peut-être plus léchée, mais elle n’enlève rien à l’émotion des compositions.

Au fond, la collaboration entre le groupe et Marc Séguin, qui signe la pochette du disque, n’est pas le fruit du hasard. Si le peintre québécois n’aime pas l’art abstrait conventionnel, l’art abstrait pour faire abstrait, Karkwa refuse de faire compliqué pour faire compliqué. Tous deux souhaitent donner un sens à leur oeuvre, même si ce sens ne saute pas aux yeux au premier coup d’oeil, à la première écoute.

Karkwa
Les Chemins de verre
(Audiogram / Select)
En magasin le 30 mars

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PIANO PRÉPARÉ 101

Technique répandue sur la scène électroacoustique, le "piano préparé" s’est fait discret dans le milieu de la musique pop depuis son invention en 1938, par le compositeur John Cage. Il connaît toutefois une montée depuis que les musiciens de la scène indé cherchent à triturer leurs sons, à leur donner de l’âme, quitte à jouer la carte de l’imperfection. La pratique consiste à altérer le son d’un piano en y greffant divers objets physiques plutôt qu’en utilisant des effets numériques. Depuis trois ans, François Lafontaine est obsédé par ces transformations. Il suffisait qu’il trouve un vieux piano désaccordé dans les hauteurs du studio La Frette pour le "préparer" et l’enregistrer pour la pièce Les Enfants de Beyrouth. "Tu peux attacher des trombones aux cordes ou mettre des punaises sur les marteaux. Ça change complètement le son de l’instrument, qui devient plus percussif que mélodique. Tu peux aussi le faire avec des guitares, mais c’est moins le fun. C’est pas tous les propriétaires de studio qui tripent à voir leur piano trafiqué. Faut parfois le faire subtilement et enlever tous les objets illico, avant de se faire prendre. Pour préparer celui de La Frette, j’ai utilisé des effaces, du papier, des clous et des vis."