Herbie Hancock : Au-delà des frontières
Inspiré par l’odyssée humaine, Herbie Hancock nous a concocté The Imagine Project qui allie jazz et musiques du monde dans un esprit pacifiste. Belle occasion de le retrouver sur scène à Montréal.
À 70 balais, après une carrière d’un demi-siècle à l’avant-scène de la musique, il appartient au club sélect des artistes légendaires que l’on désigne par leur prénom, comme son défunt patron Miles, bien sûr, comme Ella, Billie, Wayne ou Ornette. Enfant prodige qui jouait Mozart avec l’Orchestre symphonique de Chicago dès l’âge de 11 ans, Herbie Hancock incarne aux yeux de bon nombre de collègues cet idéal d’innovation perpétuelle qui a permis au jazz de se renouveler. "Herbie travaille dans le même esprit que Miles ou Coltrane", d’opiner le bassiste Marcus Miller, collaborateur et ami de longue date. "Même s’il s’est autorisé à l’occasion quelques regards rétrospectifs, avec V.S.O.P., ces interludes ne l’ont jamais empêché de pousser toujours plus en avant." "C’est le génie des génies", de renchérir le trompettiste Wallace Roney, qui l’a côtoyé sur scène et sur disque. "Et je me sens privilégié de l’avoir pour ami et mentor."
Authentique icône, le pianiste et compositeur affiche cependant une perception de lui-même un peu plus modeste. "Je me vois comme un humain, d’abord et avant tout, lance-t-il candidement. Ça m’a pris du temps à y arriver et sans doute faut-il lier cette découverte au bouddhisme que je pratique depuis des années. Je m’étais toujours vu comme un musicien, jusqu’à ce que je prenne conscience que pour ma fille, je suis un père, pour mon épouse, un mari, et quand je vote, je suis un citoyen. Les humains ont tendance à se définir par leur travail, mais ce n’est pas ce qu’ils sont, juste ce qu’ils font. La seule chose qui nous définit en tout temps, c’est notre humanité. D’où ma volonté de concevoir la musique non plus en tant que musicien mais simplement comme un être humain. Voilà ce qui m’a mené à ce projet."
Intitulée The Imagine Project, d’après la célébrissime chanson de Lennon (parce que, contrairement aux légendes du jazz, les rock stars, on les appelle par leur nom de famille), l’oeuvre s’inspire du documentaire Journey of Man, sur lequel le créateur de Watermelon Man, Cantaloupe Island, Chameleon et Rock It est tombé presque par hasard. "Je n’ai pas arrêté de pleurer en visionnant ce DVD. C’est tellement émouvant, vous savez, la lutte que les humains ont livrée pour peupler ce monde, depuis notre maison ancestrale en Afrique! Le film nous montre comment, à différentes époques, des membres de cette tribu sont allés vers différents coins du monde, comment leurs traits se sont modifiés, créant diverses races et diverses cultures selon les divers environnements où ils se sont installés. C’était tellement enthousiasmant que ça a laissé une marque profonde en moi."
Enregistré aux quatre coins du monde dans la foulée de River. The Joni Letters, Grammy de l’album de l’année en 2008, The Imagine Project (Red / Columbia) réunit des artistes issus de onze pays – de vieux complices comme Wayne Shorter, Chaka Khan et Marcus Miller, et aussi les vedettes américaines John Legend et Derek Trucks, les Maliens Oumou Sangaré et Toumani Diabaté, la Brésilienne Céu, le Britannique Seal, le Sud-Africain Dave Matthews, le rockeur colombien Juanes, la formation irlandaise The Chieftains et j’en passe. On y entend, en sept langues, des morceaux qui combinent jazz et musiques du monde. II s’agit sans contredit de l’album le plus ambitieux d’un artiste à qui l’audace n’a jamais fait défaut. "Dites plutôt l’album le plus difficile que j’aie jamais entrepris!" de s’esclaffer Hancock. "La première séance a été réalisée à Mumbai en Inde, un peu par hasard, parce que j’y séjournais pour un autre projet avec Chaka, à qui j’ai demandé de participer à ce disque qui aborde le thème de la paix par le biais de la collaboration internationale. L’idée lui a plu. Alors il nous a fallu trouver du temps et un studio. Et comme Anoushka Shankar, qui vit en Californie la plupart du temps, se trouvait également en Inde, j’ai pu l’intéresser au projet, ainsi que cette merveilleuse chanteuse indienne du nom de K.S. Chitra."
Jazz et politique
À force de faire des tournées à travers le monde depuis cinq décennies, Herbie Hancock a évidemment constaté que le rayonnement international des musiques populaires états-uniennes n’impliquait pas forcément une réciproque pour les musiques d’ailleurs. "Sans doute cela tient-il au fait que les États-Unis sont une nation d’immigrants et qu’il nous a fallu développer notre propre culture sur cette terre nouvelle – nouvelle pour nous, on s’entend, parce qu’il y avait des gens ici qui ont été soit massacrés, soit chassés, soit confinés dans des réserves. Malgré les débuts terribles, barbares de notre histoire, à commencer par l’esclavage, la culture musicale américaine s’est développée grâce aux esclaves, justement, mais pas seulement grâce à eux. Dès ses débuts, le jazz a incorporé des éléments européens, comme la musique country incorpore des éléments folkloriques issus d’Angleterre et d’autres pays. En un sens, la musique américaine est une sorte de musique du monde en soi. Mais nous sommes séparés par deux vastes océans des pays où l’on s’exprime dans d’autres langues, sauf l’Amérique du Sud. Tandis qu’en Europe, la petitesse et la proximité des pays ont facilité l’idée et la circulation des musiques du monde."
Au fil de notre conversation, se confirme l’impression que Herbie Hancock a voulu donner à son nouvel album une portée à la fois politique et artistique. "La vie se manifeste de tant de façons, explique-t-il. Elle embrasse aussi des systèmes politiques auxquels nous n’avons pas le choix de prêter attention. Nous vivons, après tout, dans des pays soumis à certaines répercussions politiques – c’est certainement votre cas au Canada avec les questions soulevées par le mouvement indépendantiste québécois. Chez nous, les deux camps politiques sont plus antagonistes que jamais." Mais quel lien avec la musique en particulier ou l’art en général? "La musique n’est pas que divertissement, elle exprime des positions sur ces questions, depuis toujours. La musique est le fruit de notre environnement, elle a toujours porté non seulement la voix de l’artiste comme individu, mais celle du peuple. En même temps, la musique a toujours été une source d’inspiration pour le peuple, pour l’encourager à poursuivre sa route. J’ai entrepris ce projet avec ces idées à l’esprit. Je sais que la musique est une force, nous le savons tous", insiste Hancock avec ferveur, avant d’ajouter, un brin malicieux: "Je me rappelle, par exemple, ce gars qui est venu me voir pour me dire que si ce n’avait été d’un album à moi, Maiden Voyage, que ses parents écoutaient au moment de sa conception, il n’aurait peut-être pas vu le jour."
L’occasion fait le larron: compte tenu des convictions politiques de Hancock, on ne pouvait s’empêcher de lui demander si le choix de retenir A Change Is Gonna Come parmi les chansons pop anglo-saxonnes reprises sur The Imagine Project était lié à l’association désormais quasi forcée entre le classique de Sam Cooke et la campagne présidentielle de Barack Obama, dont il avait soutenu la candidature. "Oh, je n’y avais pas vraiment pensé. Ce que j’ai cependant découvert après l’enregistrement, c’est que Cooke s’était inspiré pour cette chanson, sa dernière avant sa mort tragique, d’une autre également reprise sur mon album, The Times They Are a-Changin’ de Bob Dylan, une chanson-étendard pour le mouvement des droits civiques." Des chansons tout à fait de circonstance pour un artiste qui croit encore qu’on peut changer le monde.
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