Arcade Fire : Dans une banlieue près de chez vous
Le 12 juillet, Québec vibrera enfin au son d’Arcade Fire, de passage au FEQ pour une première fois. Voir en a profité pour discuter du nouvel album à paraître en tête-à-tête avec une Régine Chassagne affable et désarmée.
Début juin, la machine à rumeurs s’emballe; après un petit concert privé devant 75 personnes, Arcade Fire jouera au Théâtre Granada pour présenter les chansons du nouvel album. Pendant que bon nombre de Sherbrookois – dont certains s’apprêtent à voir jouer le groupe pour la première fois – se réjouissent, presque incrédules, devant ce cadeau inespéré, les Montréalais s’échappent hors de leurs circuits habituels, impatients de voir leur groupe chouchou se produire ailleurs que dans une salle de la taille de l’aréna Maurice-Richard. "Même si on a quelques années de métier dans le corps, c’est un peu bizarre de commencer sur une scène géante. On préférait y aller graduellement… Et puis c’était une belle occasion de jouer dans une ville où on n’avait pas encore fait de spectacle", confie Régine Chassagne en sirotant son macchiato dans un café de Montréal où les habitués l’observent du coin de l’oeil avec un respect enthousiaste. Une fan s’approche pour jaser du spectacle gratuit donné dans le stationnement de la Place Longueuil, au lendemain de la seconde prestation à Sherbrooke. La multi-instrumentiste de 33 ans sourit: "C’était un geste joyeux, quelque chose de simple et d’impromptu, sans trop d’organisation ni de pub en arrière. On voulait jouer pour tout le monde, retrouver ce sentiment d’être libres, pas pris dans une machine où tout est planifié à l’avance… Parce que c’est quand même un peu comme ça que ça fonctionne, dans ce milieu."
Mis à part un "petit spectacle", dixit Régine, pour le wrap party des employés de l’équipe de Barack Obama lors de son investiture, la formation montréalaise n’avait pas joué depuis environ deux ans. En obligeant les oiseaux urbains des grands centres à migrer vers la banlieue pour les voir jouer, les membres d’Arcade Fire les ont menés sur les traces du processus de création de leur nouvel album, The Suburbs ("les banlieues" en français), puisque c’est là que tout a commencé.
QUELQUE CHOSE DE VIVANT
"Après la tournée pour Neon Bible, Win (Butler, chanteur-guitariste et époux de Régine) et moi sommes partis en road trip au Texas. Il voulait me montrer la banlieue où il avait grandi, The Woodlands, près de Houston. On avait loué une voiture et on se promenait dans son ancien quartier. Il me montrait les maisons de ses amis d’enfance… À un moment donné, on est passés devant un centre sportif où il allait se baigner lorsqu’il était enfant: tout avait été rasé. Il n’y avait plus que du petit gazon. Win est descendu de la voiture, il marchait, c’était étrange. Ensuite on a quitté l’endroit… Trente secondes plus tard, un policier rappliquait. On lui a expliqué ce qu’on faisait; le gars trouvait qu’on avait des activités suspectes. On est repartis de là avec un drôle de sentiment, se souvient-elle. Moi aussi j’ai grandi en banlieue, près de Longueuil et de Saint-Lambert. À mon tour, j’ai voulu faire visiter la ville de mon enfance à Win. L’endroit où j’habitais avait été condamné; il y avait des pancartes dans les fenêtres et j’ai cherché en vain la rangée de peupliers… On a beau être issus de cultures différentes Win et moi, ça reste l’Amérique du Nord; on a de nombreux référents communs. Je me souviens quand j’étais petite et qu’on allait au Canadian Tire en passant par le boulevard Taschereau en plein mois de mars. T’es là devant les vis pis les gogosses à chercher quelque chose de vivant…"
Vous avez là tout le décor du troisième album complet d’Arcade Fire, qui sortira le 3 août prochain. Certaines chansons traitent du sujet des banlieues de façon directe – comme Sprawl I (Flatland) et Sprawl II (Mountains Beyond Mountains), sprawl signifie "étalement urbain" -, alors que plusieurs autres y renvoient par la bande, pour évoquer des souvenirs associés à l’enfance et à l’adolescence, non sans une certaine nostalgie. "Mais on n’est pas là pour juger de l’état des banlieues, précise Régine. On constate, tout simplement. C’est presque journalistique comme coup d’oeil. On a écrit les textes à partir d’une collection d’images et de sentiments, il n’y a pas de morale là-dessous." Et de fait, à l’écoute des chansons se dégage quelque chose de plus concret que sur Neon Bible: "Peut-être parce que le sujet lui-même est tangible et ancré dans la réalité", observe-t-elle.
LA MUSIQUE AVANT TOUT
The Suburbs est plus tempéré que Funeral, se jette moins dans les extrêmes. Il y a bien quelques titres au rythme frénétique (Ready to Start, Empty Room, Month of May) mais sur 16 chansons, la moyenne est plutôt mid-tempo. Leur structure est classique (oubliez les charpentes disloquées à la Black Wave/Bad Vibration) et contient moins d’éléments déstabilisants (orgue sur Intervention, grichage issu de synthés trafiqués, usage de sonorités anxiogènes, etc.) que Neon Bible. On revient à l’essence d’Arcade Fire, qui semble avoir trouvé une sorte d’équilibre. Voilà un autre album qui élève; les chansons coulent les unes dans les autres d’une bien jolie manière, le spectre sonore est rempli, c’en est grisant. The Suburbs a été enregistré un peu partout par les membres du groupe et leurs collaborateurs habituels (Markus Dravs à la coréalisation, Owen Pallett aux arrangements): au studio Frisson dans Outremont, à New York, au Texas, chez les membres du groupe, à l’église de Farnham, même en pleine rue à Montréal. "On y a enregistré le vent pour Month of May. Au Texas, les gens ne connaissent pas le même genre de printemps que nous. Après l’hiver à Montréal, il y a cette joie violente, ce sentiment de renaissance, et l’impression que tout revient, que tout est à refaire… Il me semble qu’il vente souvent très fort, ici, en mai." Comme toujours, ce sont les sujets des chansons qui ont dicté leur habillage sonore. Voilà qui explique la rythmique déglinguée de Modern Man, ce temps échappé à chaque mesure: "C’est pour souligner le paradoxe de l’homme moderne. Dans son monde, tout est réglé au quart de tour, mais il trébuche quand même."
En concert, plusieurs spectateurs ont aimé Rococo dès la première écoute. "Les chansons nous arrivent parfois sans qu’on s’y attende. Win gossait sur le sofa avec sa guitare, je faisais autre chose. Soudain, je suis passée devant lui, et j’ai dit: "Attends, peux-tu rejouer ça? Ajoute cet accord-là et refais-le, voir." Ses influences lui viennent du rock et de la musique pop alors que je puise les miennes en musiques classique, jazz et médiévale. Sans même le savoir, Win venait de faire un accord baroque – d’où le titre. Quand ça va bien, Win et moi, on écrit des tounes, ça nous vient naturellement et ça fait partie de nous." Entre deux tournées, quand il n’y a pas d’album sur le feu, que fait le couple Butler-Chassagne? "J’aime le jardinage et les oiseaux… Mais ça sonne tellement niaiseux dit comme ça! Win adore le basketball. Et moi, j’aime le regarder jouer au basket." Être un couple marié au sein d’un grand groupe comme Arcade Fire, comment ça marche? "On s’est rencontrés dans un cours de musique à McGill; ça fait partie de notre histoire. Dans le groupe, tout le monde est super compréhensif, ça fonctionne. On est tellement passionnés de musique que… C’est difficile à expliquer; tout est lié."
À chaque rencontre avec le groupe et ses membres, on a cette impression d’avoir affaire à des "gens de musique" qui, s’ils le pouvaient, répondraient aux questions par des mélodies. Même lorsqu’elle écoute de la musique, Régine le fait avec ses réflexes de musicienne. "J’aime écouter des choses que je ne comprends pas: Arvo Pärt, John Coltrane… jusqu’à ce que j’aie saisi ce qui m’échappait." N’allez pas demander aux membres d’Arcade Fire ce que la musique leur permet d’exprimer; elle leur permet de s’exprimer. "Ce n’est pas faux", dira-t-elle avant d’enfiler sur de l’Esplanade. "Oui, c’est vrai, on est comme ça." ?
À écouter si vous aimez /
Talking Heads, Bruce Springsteen, David Bowie
DEBOUT POUR HAÏTI
On le sait, Arcade Fire est sensible aux problèmes que connaît Haïti. Les parents de Régine Chassagne, qui a des origines haïtiennes, ont fui le pays sous le régime Duvalier, comme elle le chante dans Haiti. "Dès qu’on a commencé à faire des shows et que les choses ont pris de l’ampleur pour nous, on a voulu venir en aide aux Haïtiens. Nous étions déjà en train de planifier un voyage là-bas quand le séisme a eu lieu. Le tremblement de terre a réitéré l’urgence de mettre sur pied une fondation, qui sera lancée le 12 juillet au Festival d’été de Québec. On travaille avec les gens de l’organisme KANPE – qui signifie "debout" – et qui bossent fort pour briser le cycle de la pauvreté à partir d’une vision holistique, visant à rendre les gens autonomes financièrement. C’est plus que de la bonne volonté; leur travail est très concret, bien coordonné, et ils emploient de nombreux Haïtiens. Nous allons contribuer par des collectes de fonds." www.kanpe.org