Jeunes musiciens du monde : L’enfance de l’art

Qui sait si les frères Fortier de Québec étaient des idéalistes ou des fous lorsqu’ils démarrèrent une première école de musique en Inde près de la ville de Dharwad en juin 2001. Ils la voyaient déjà gratuite et strictement destinée aux jeunes dans un pays qui connaît toujours plus que son lot de problèmes sociaux, prônant à travers la pratique de la musique quelques saines habitudes de vie et prodiguant certaines vertus – rigueur, persévérance, créativité, discipline – à quelques dizaines d’enfants studieux et attentifs.

Huit ans plus tard, on a envie de redemander à ces deux fils de bonne famille, Blaise et Mathieu, d’où leur est venue une idée aussi saugrenue en apparence que Jeunes musiciens du monde (JMM): "J’ai toujours voulu contribuer à un monde plus juste et plus épanoui… et le temps presse", dit Blaise. "On a eu accès à une bonne éducation, manqué de rien. Je vois pas ce que je peux faire d’autre dans la vie que de partager ma chance au lieu d’abuser de mes privilèges. On ne s’accomplit qu’en aidant les autres à s’accomplir", surenchérit Mathieu.

Il existe aujourd’hui quatre écoles. Car après l’Inde, les frères Fortier ont compris que le besoin était partout. Ce fut donc: Québec, quartier Saint-Sauveur, en 2002; Montréal, quartier Hochelaga-Maisonneuve, en 2003; et puis l’Abitibi, au sein de la communauté algonquine de Kitcisakik, en 2005. Des milieux un peu difficiles où l’apprentissage de la musique peut faire de grandes choses. Car, si chaque école évolue dans un environnement distinct, elles ont en commun l’objectif particulier "d’utiliser la musique comme outil d’intervention sociale afin d’avoir un impact sur l’épanouissement des enfants en les accompagnant sur le long terme…" simplifie Mathieu.

Simplifier, il le fallait bien un peu, surtout pour les bailleurs de fonds publics, qui éprouvent des difficultés à caser l’organisme au sein des programmes gouvernementaux: "Ministères de l’Éducation, de la Santé et des Services sociaux, de la Culture… Au début, devant le côté innovant de nos interventions, les ministères nous ont renvoyés un peu partout", dit Blaise.

Cette année, pour la première fois, la Ville de Québec appuie l’école du quartier Saint-Sauveur, le provincial et le fédéral soutiennent fortement leur intervention en Abitibi… et on souhaite ardemment le soutien du ministère de l’Éducation partout au Québec. Bref, politiquement, il y a du chemin de fait, même s’il demeure insuffisant.

Aussi les frères Fortier ont-ils toujours passablement fait appel au mécénat et au public pour recueillir ce qui représente aujourd’hui un budget de fonctionnement annuel d’environ 500 000 $ consacré à plus de 370 jeunes.

Outre les commandites, comme celle de La Capitale groupe financier, leur source de financement la plus notoire demeure de loin les spectacles-bénéfices, qui ont débuté à peine un mois après la fondation de l’organisme. Puisque, comme le dit Blaise, "il fallait se grouiller pour trouver de l’argent ailleurs, et compte tenu de la nature de JMM, ça allait un peu de soi".

PLANCHES DE SALUT

La province a presque pris l’habitude de voir en automne se rassembler de grosses brochettes d’artistes qui donnent chacun sur scène sans compter trois-quatre chansons, et qui aident à recueillir bon an mal an un cinquième du financement de JMM.

Cette année, Yann Perreau, Stefie Shock, Yves Lambert, Antoine Gratton, Bernard Adamus, Papagroove, Alex Nevsky, Strada, Éloi Painchaud, Chantal Archambault, Fanfarniente, Doussou Koulibaly sont de la partie, ainsi que Fred Fortin. "Ayant trempé dedans très jeune, je connais l’impact bénéfique que la musique peut avoir sur un enfant, même inconsciemment. De simplement découvrir un instrument, dit Fred Fortin, ça peut "grounder", développer le caractère, être très nourrissant. Et puis en termes d’attitude, rien de tel que la discipline lorsqu’elle vient avec le plaisir."

Pour Bernard Adamus, étoile montante de la chanson, l’affaire est encore plus simple: "Moi et ma gang, ces temps-ci, on est pas mal occupés. Mais je le fais par amitié, parce que la cause semble bonne et le line-up, sympathique. C’est toujours utile, la musique, ça développe le cerveau, c’est que du positif tout ça", dit-il, goguenard.

L’artiste le plus impliqué auprès de JMM depuis un bout de temps demeure sans conteste Yann Perreau. Il a participé à tous les shows-bénéfices depuis 2005, en est le porte-parole cette année et entretient des relations étroites avec l’organisme: "Je suis allé voir ce qu’ils accomplissent jusqu’en Inde, j’ai fait de la musique avec les jeunes partout, j’ai pu observer la rigueur du projet… Je sais que les fonds servent vraiment. Je sens aussi à quel point au Québec c’est constructif de trouver de bonnes manières d’encourager les jeunes à apprendre."

Même si après huit ans d’expansion, JMM s’est acquis une belle notoriété, 2010 aura été pour les deux frères Fortier et leurs collaborateurs une année de consolidation financière nécessaire au cours de laquelle ils ont également précisé la portion éducative permanente de l’organisme. Ils ont embauché un nouveau directeur général et, grâce à Centraide, ils recrutent actuellement un intervenant social pour "assister les professeurs de musique dans leurs rapports quotidiens", dit Mathieu, et pour impliquer JMM dans la lutte contre le décrochage scolaire. Car comme le dit Yann Perreau en rigolant, "quelle meilleure raison y a-t-il d’aller à l’école que les p’tites filles ou faire de la musique?"

Au-delà de ces préoccupations prosaïques, d’un certain essoufflement et de la prise de recul nécessaire qui l’accompagne, la grande surprise de l’année fut probablement la visite impromptue à l’école indienne (où JMM loge, soigne, nourrit et habille 170 jeunes) d’un grand monsieur venu en limousine, flanqué de son service de sécurité, dans un coin de pays où on ne voit guère passer sur les routes que des autobus vétustes: "C’était Rahul Gandhi, petit-fils d’Indira Ghandi, le secrétaire général du parti du Congrès qui sera probablement premier ministre un jour", raconte Blaise Fortier. "Là-bas, c’est une immense idole… T’aurais dû voir la tête des jeunes!"