Pierre Lapointe / Quatuor Molinari : Le goût des autres
Musique

Pierre Lapointe / Quatuor Molinari : Le goût des autres

L’enfer, c’est les autres? Pas pour Pierre Lapointe, qui continue de faire éclater les limites entre la pop et les autres formes artistiques. Grosse année en vue, qui s’amorce avec la relecture de son répertoire par le Quatuor Molinari et les étudiants du Conservatoire de musique de Montréal.

Ça commence par une histoire de bon voisinage entre un chanteur populaire et un violoniste. Partageant des amis communs et la même ouverture d’esprit face à diverses formes d’art, deux êtres poreux et sensibles qui habitent le même quartier finissent par tomber en amitié quelque part entre une visite au musée, un show de danse contemporaine et une partie de Laser Quest. "Je connaissais le travail de Pierre, mais pas nécessairement en profondeur… Jusqu’à ce que j’écoute ses chansons plus attentivement et que je réalise qu’elles se prêtaient bien à des orchestrations de cordes, dit Frédéric Lambert, altiste du Quatuor Molinari depuis 2007, avec qui Pierre Lapointe collaborera à nouveau en mai pour Conte crépusculaire.

En robe de chambre

Si le Quatuor Molinari, fondé en 1997 par Olga Ranzenhofer en hommage à l’artiste Guido Molinari (peintre québécois abstrait décédé en 2004), mise sur une programmation contemporaine et éclatée, c’est la première fois qu’il s’attaque à l’oeuvre d’un compositeur issu de l’univers de la pop. "Ça se fait dans un contexte scolaire, précise Lambert. Chaque étudiant du Conservatoire de Montréal (où le Quatuor est présentement en résidence) s’est vu confier une toune de Pierre. Ils sont une dizaine, ont en moyenne 18 ou 19 ans. C’est drôle parce qu’ils sont habitués de "dealer" avec des contraintes de composition. Or, dans les pièces de Pierre, il y a beaucoup d’espace pour créer, et c’est stimulant pour eux."

Après le travail d’orchestration des compositeurs en herbe, les musiciens du Quatuor Molinari – qui comprend aussi Olga Ranzenhofer (violon), Frédéric Bednarz (violon) et Pierre-Alain Bouvrette (violoncelle) – et le chanteur répéteront ensemble pour voir où tout ça les aura menés: "Est-ce un show de Pierre Lapointe? s’interroge le principal intéressé. Oui et non. Mes chansons auront passé par le malaxeur de chaque cerveau qui les aura arrangées et ensuite par le cerveau du Quatuor Molinari. Je me prête au jeu d’interprète en fait, je prête ma voix et ne joue d’aucun instrument." Frédéric Lambert rappelle que "pour un quatuor, les pièces pour voix sont rarissimes. On va jouer débranché; la voix de Pierre sera accotée juste un petit peu. C’est du Pierre Lapointe chambré", rigole celui qui vient de terminer un doctorat en interprétation à McGill sur l’oeuvre du compositeur allemand Paul Hindemith, fait aussi partie de la formation Druzkovka, en plus d’enseigner l’histoire du hip-hop à l’Université McGill. "La musique de chambre, ça a toujours une certaine qualité intime, un peu comme quand Pierre joue seul au piano, mais avec toutes sortes de petites subtilités, et le spectacle sera présenté dans une salle à l’acoustique impeccable (Conservatoire de musique). Je pense que ce sera intéressant pour Pierre du point de vue de l’interprétation; avec le Quatuor, on peut apporter des nuances très douces mais qui résonnent, il n’aura pas à forcer la voix comme avec un band." Pierre Lapointe seconde: "Les instruments ont tous leur propre vibration; ils sont des caisses de résonance, et nous aussi. Ils influencent l’interprétation."

Constellations en mouvement

Pierre Lapointe aura du pain sur la planche au cours de l’année qui vient: tournées de spectacles seul au piano (ici et en Europe), lancement en février d’un album qui en témoigne, enregistré tout récemment devant public à la Chapelle historique du Bon-Pasteur et, enfin, du 4 au 7 mai, présentation de Conte crépusculaire, une performance inédite qui aura lieu à la Galerie de l’UQAM et pour laquelle Pierre Lapointe, un peu comme pour Mutantès, a réuni, avec ses antennes sensibles, une petite constellation de créateurs issus de différentes communautés: les réputés artistes visuels David Altmejd et Pascal Grandmaison, le compositeur Yannick Plamondon – dont les créations seront interprétées par le Quatuor Molinari -, son acolyte Philippe Brault, la chanteuse Émilie Laforest et l’éclairagiste Martin Labrecque.

Si, pour Mutantès, les autres arts étaient en quelque sorte au service des pièces de Lapointe, cette fois, on vise la fusion des formes à travers un work in progress placé sous le signe de l’amitié et du respect entre créateurs. Pierre Lapointe jubile: "J’aime l’idée d’amener une partie de mon public vers des artistes comme Altmejd, Yannick Plamondon et compagnie. J’agis comme un pivot, je rassemble des gens, et ça me donne l’impression de faire une vraie bonne job de créateur."

Peu importent ses lubies, on a l’impression que quoi qu’il fasse, son public sera au rendez-vous, même lorsqu’il prend une direction plus pointue, beaucoup moins "grand public". Le petit prince iconoclaste a-t-il l’impression que ses fans fidèles saisissent toujours bien sa démarche? "Je ne ressens pas le besoin qu’ils comprennent; moi-même je ne comprends pas tout. Je les invite en pensant: "Venez être émus. Ne vous posez pas trop de questions et venez voir ce que ça vous fait en dedans." Dans Mutantès, quand on courait d’un bord et de l’autre de la scène sur le plancher en angle pendant que je chantais "J’ai frappé contre le mur ma tête" (L’Enfant de ma mère) en risquant presque de se tuer, le public recevait des images et des sensations fortes. C’est ça qui est important. Les choses peuvent être émouvantes même si elles naissent au bout d’une démarche conceptuelle, réfléchie et très intello. Satie, par exemple: à une époque, il faisait grincer bien des dents; aujourd’hui, on le retrouve dans des pubs de Kotex. Souvent, je sors d’un show de danse, d’une pièce de théâtre ou d’un musée sans savoir si j’ai "aimé" ça. Mais le lendemain, je réalise que ça m’a troublé, que ça m’obsède, qu’il s’est passé quelque chose. Certains artistes passent leur vie à affûter leur art; ils ont à mes yeux une recherche comparable à celle des scientifiques – bien vus parce qu’ils trouvent des remèdes pour guérir le corps. Mais l’esprit aussi est important, l’évolution de l’humain ne passe pas juste par le bien-être physique! Je pense que le public a du plaisir à s’ouvrir à ce que j’ai à lui suggérer; et moi, de mon côté, je le trouve assez intelligent pour ne pas le lui donner tout cuit dans le bec."

Entre les nombreux spectacles piano-voix (voir son site pour connaître les dates) qui le ramènent à la base et à l’essence même de son travail ("ma job de fonctionnaire", lance-t-il à la blague) et le cheminement beaucoup plus éclaté qui lui permet d’explorer et de concrétiser ses idées les plus folles, Pierre Lapointe a trouvé une sorte d’équilibre. "C’est le meilleur des deux mondes. Pour la première fois de ma vie, j’assume totalement mon métier. Tout m’amène vers la collaboration; le désir d’intégrer d’autres formes d’art au spectacle classique est fort. Il est clair que j’essaie de trouver un moyen de rajeunir le discours de la chanson… Je veux faire de la pop d’avant-garde. Dans deux ou trois albums, peut-être y serai-je arrivé, peut-être que ça finira même par jouer à la radio…" Ce serait une petite révolution.

Les 3 et 4 décembre
À la Salle de concert du Conservatoire de musique de Montréal (4750, avenue Henri-Julien)
Voir calendrier Rock / Pop
À voir si vous aimez /
La récente rencontre entre l’OSM, Kent Nagano et MUTEK; le concert donné par Pierre Lapointe et l’Orchestre Métropolitain du Grand Montréal à l’été 2007; l’album The String Quartet Tribute to Arcade Fire’s Funeral

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Néo-art total

C’est l’expression que propose Pierre Lapointe lorsque vient le temps de nommer cette démarche qui est de plus en plus la sienne et qui le pousse à métisser la chanson pop avec l’art visuel et la musique contemporaine. L’oeuvre d’art totale apparaît au 19e siècle et implique la fusion de différentes techniques et disciplines artistiques dans l’optique de refléter l’unité de la vie de manière encore plus globale. "Pensons aux grandes cathédrales gothiques dans lesquelles la musique, le décorum et l’architecture s’unissaient pour créer un effet vraiment impressionnant. Moi, chaque fois qu’un artiste sort un disque qui me rentre dedans, ça me donne envie d’essayer de faire mieux. Avec Conte crépusculaire, je veux stimuler la création, faire partie d’une communauté et dire aux autres constellations: "Voici ce qu’on a à proposer, êtes-vous game de faire mieux? Oui? Alors lancez-vous!""