Jorane : Une sorcière bien-aimée
Musique

Jorane : Une sorcière bien-aimée

L’abondance est telle que l’on doit maintenant juger un album de reprises selon la pertinence des chansons sélectionnées. À ce chapitre, le nouveau disque de Jorane, Une sorcière comme les autres, s’élève au-dessus de la mêlée.

La première fois, Jorane était au volant de sa voiture. L’émotion fut si vive qu’elle pensa se ranger sur l’accotement, incapable de se concentrer sur la route, trop chamboulée par ce qu’elle entendait. À la radio, la voix d’Anne Sylvestre chantait Les gens qui doutent.

"C’était le déclic", se souvient la musicienne en entrevue. Douce, quoique incarnée, elle communique avec passion. Même son langage corporel en dit long sur l’impact de la découverte. "Une fois à la maison, j’ai immédiatement réécouté la pièce. Puis je suis tombée sur Une sorcière comme les autres. Cette fois, je suis restée muette des heures après l’avoir entendue. Je n’avais rien à ajouter. J’entrais en contact direct avec l’oeuvre d’Anne Sylvestre pour la première fois de ma vie. Tu sais, la scène du film Amélie Poulain dans laquelle Audrey Tautou se liquéfie au sens propre du terme? C’était moi."

Dans un geste spontané, Jorane empoigna son violoncelle. Tenta de jouer à sa manière les titres de Sylvestre. Elle avait déjà évoqué la possibilité de lancer un album de reprises. Cette fois, l’idée se matérialisait.

Un album hommage, non de reprises

Pour certains, la démarche vise à remplir les coffres, à camoufler une certaine paresse créative. Pour d’autres, le disque de reprises n’est qu’une manière de jouer avec les classiques de la pop. Pour Johanne Pelletier, il s’agissait de rendre hommage à de belles chansons, de s’attarder aux mots plus qu’aux mélodies. "De par la nature de ma proposition artistique, j’ai appris à travailler la musique avant d’avoir à manipuler les mots", explique celle qui s’exprimait dans une langue inventée sur Vent fou, son premier album paru il y a 12 ans déjà.

"Je crois que ce nouveau projet fait partie de mon cheminement linguistique puisque l’album n’est pas une rétrospective de mes goûts musicaux. Le processus de sélection des chansons a été l’aboutissement de longs mois de recherche intensive. Mon premier critère de sélection: leur texte. J’ai toujours été assez poétique, impressionniste dans mes créations. Je suis une idéaliste, mais il y a une partie de moi très terre-à-terre. Je cherchais quelque chose de beau, mais de concret."

Au final, Une sorcière comme les autres aura donné son titre à l’album. "Ce titre m’apparaît grandiose. La sorcière incarne la marge, le pas ordinaire, et le "comme les autres" réfère à la normalité. C’est l’extraordinaire dans l’ordinaire, un hommage à la femme dans la vie de tous les jours qui ne vire jamais à la morale. C’est tout simple et beau."

Les gens qui doutent a aussi fait son chemin jusqu’au gravé, de quoi mettre Anne Sylvestre au coeur du projet. L’idée était claire dans la tête de Jorane: il fallait l’approbation de celle que l’on qualifie de Brassens féminin. S’ensuivirent quelques démarches de la maison de disques Vega pour entrer en contact avec l’équipe de gérance de la grande dame. Par personne interposée, le dialogue finira dans un cul-de-sac. "C’est Monique Giroux qui, après avoir tiré quelques ficelles, m’a dit de l’appeler directement chez elle."

En plus de donner sa bénédiction, la Française écrira une préface pour l’album. Elle explique lui tendre le flambeau comme elle l’avait fait avec Pauline Julien. Sans le savoir, Sylvestre venait de pointer la deuxième grande influence d’Une sorcière comme les autres. "Je suis tombée sur Pauline Julien à travers mes recherches. Quelle intensité! Elle avait le pouvoir de donner vie aux chansons. Elle savait te rendre fier, peu importe les circonstances d’écoute. Tu peux être en train de laver ton plancher et tu éprouveras cette même fierté. Sa reprise d’Une sorcière m’a inspirée, tout comme sa version française de Suzanne (Leonard Cohen) que je reprends à mon tour."

La métamorphose

Outre les pièces de Sylvestre et celle de Cohen, le disque renferme des chansons d’Harmonium, d’Indochine, de Vanessa Paradis, de Niagara, de L’Engoulevent (Départ, un poème de Gilles Vigneault), de Richard Desjardins et de Patrick Watson.

En ouverture, En pleine face est méconnaissable avant que se révèle la poésie de Serge Fiori. Délicate, Marilyn et John se déploie avec une grâce que les sonorités des années 80 avaient volée à l’originale. Le baiser est relevée de quelques notes de glockenspiel. Pendant que les champs brûlent comptait déjà des arrangements de violoncelle, mais sa facture rock-ballade fout le camp. Jouée au ukulélé, L’Engeôlière gagne en fragilité. Je te laisserai des mots, écrite par Watson pour le film Mères et filles, clôt la marche avec panache, une courte version voix-violoncelle.

"J’ai procédé par essai / erreur. Je jouais avec le débit des mots, le timbre de voix… Dans la tête de bien des gens, je suis une violoncelliste, mais pas nécessairement une chanteuse. Ce projet m’a amenée à travailler ma voix. J’ai pris des cours de chant pour me perfectionner. Il fallait non seulement que je me sente à l’aise avec les pièces, mais aussi qu’elles y gagnent au change. Je suis devenue un kaléidoscope. Je devais laisser passer la lumière des chansons à travers mes propres couleurs. J’ai mis beaucoup de temps avant d’être capable de jouer ces chansons d’un bout à l’autre sans pleurer."

Jorane
Une sorcière comme les autres
(Vega / DEP)

À écouter si vous aimez /
Cat Power, Patrick Watson, Joanna Newsom