Alfa Rococo : Initials A.R.
Avec son nouvel album, Chasser le malheur, Alfa Rococo propose une réflexion sur le monde du travail. Un constat sombre sur fond pop.
Alors que la colère monte devant le manque d’ouverture flagrant des radios commerciales vis-à-vis de la relève musicale, Alfa Rococo doit son succès à ces mêmes radios friandes de sa pop accrocheuse et léchée. De son propre aveu, le couple formé de Justine Laberge et David Bussières ne vivrait pas de sa musique si les refrains d’Horribles Gens, des Jours de pluie et de Lever l’ancre, chanson-titre d’un premier album paru en 2007, n’avaient pas tourné autant sur les ondes des CKOI et NRJ.
D’accord, Alfa Rococo ne révolutionne pas le paysage pop québécois, mais il possède deux grandes qualités réaffirmées sur Chasser le malheur. Deux atouts majeurs dont rêvent bon nombre de formations de toutes allégeances: un esprit de synthèse sonore aiguisé et un sens inné de la mélodie.
Rat de discothèque
Mélomane quasi compulsif – «J’ai dû dépenser 5000 $ sur iTunes depuis le début de l’année» -, le guitariste David Bussières appartient à cette rare classe de musiciens capables d’entendre une chanson et de reproduire illico le même son de six cordes. «Quand tu joues de la guitare électrique, t’es dans une quête perpétuelle du son. Après les concerts auxquels j’assiste, je m’approche toujours de la scène pour regarder les marques de pédales d’effets et d’amplis. Lorsque je tripe sur un son en particulier, je fouille sur le Web pour savoir quel type d’instruments utilise le guitariste. La musique, c’est un vocabulaire. Lorsque tu lis un livre et que tu butes sur un mot inconnu, tu dois ouvrir le dictionnaire pour le comprendre. Je vis la même relation avec la musique. Lorsque j’entends un son étranger, je dois faire des recherches pour le comprendre. Je passe une bonne partie de ma vie à lire sur les amplis, ou les effets. C’est une passion qui élargit mon vocabulaire sonore.»
Le constat frappe dans Interlude, nouvelle chanson instrumentale reprenant la signature sonore de Ratatat avec ses boucles de guitares jouées à l’envers, sa ligne de basse funky et son rythme électro groovy. «J’ai été complètement fasciné par l’utilisation des guitares de Ratatat. Il a fallu que je décortique comment le groupe y était arrivé. C’est pas du copiage, mais un dialogue entre musiciens. Il y a quelque chose de ludique là-dedans», explique celui qui est aussi influencé par les sons de claviers et de guitares de Phoenix ainsi que par les propos et les mélodies de Plastic Beach de Gorillaz. «Je sais que ça peut déplaire à certains qui trouvent nos chansons trop pop, mais je ne m’en cache pas, j’aime ce qui est hooky, ces mélodies qui s’incrustent rapidement.»Justine Laberge et David Bussières se cachent rarement derrière la moue de l’artiste blasé, affichant cette même simplicité et cette bonne humeur intrinsèques à leurs albums. La transparence les rend attachants, même lorsque la chanteuse témoigne de son impatience face à certaines questions concernant leur relation privilégiée avec la bande FM. «Parce qu’on vient du milieu plus alternatif, j’ai l’impression qu’on nous juge depuis que CKOI et NRJ nous accordent de l’importance. On nous accuse de tout faire pour monter dans les palmarès alors que ce n’est pas le cas. On ne connaissait rien à l’industrie lorsque Les Jours de pluie a cartonné.»
«C’est le côté "arme à double tranchant" de passer sur les ondes commerciales, poursuit David Bussières. Les producteurs sont plus enclins à organiser des concerts d’Alfa Rococo, mais les mélomanes plus puristes nous traitent de vendus. L’important, c’est qu’on n’ait jamais eu l’impression de se travestir. On aime ça pour vrai, jouer en formule acoustique live à la radio.»
Plus que les ambitions radiophoniques, c’est le désir d’un concert énergique qui a guidé la genèse des titres de Chasser le malheur. Une approche créative négligée lors de la confection de Lever l’ancre, dont plusieurs fins de chansons ont été modifiées au fil des 150 spectacles qui ont suivi sa parution. «À l’époque, on ne pensait pas aux concerts et plusieurs pièces se terminaient en queue de poisson sur scène. Chasser le malheur est plus fidèle à l’énergie développée pendant nos deux ans de tournée. On fait toujours de la pop, mais c’est plus rock, plus électro. Nos refrains me semblent encore plus rassembleurs, conçus pour mettre le feu en concert.»
Le mythe de la caverne
Si les membres d’Alfa Rococo s’avèrent aussi impatients de retrouver les planches, c’est qu’ils ont dû s’extirper du rythme effréné des tournées pour composer Chasser le malheur. Pour reprendre l’allégorie de Platon, il aura fallu que les deux musiciens quittent la caverne pour mieux comprendre le monde qui les entoure. «On devait composer, donc ce n’était pas vraiment des vacances, mais on avait quand même l’impression de ne pas travailler, avoue Justine Laberge. Je te jure que la faune qui arpente les rues un mercredi après-midi n’a rien à voir avec celle du week-end ou du soir. Certains sont déséquilibrés et ne travaillent pas pour des raisons évidentes. D’autres semblent aptes au travail, mais ont choisi de vivre sans le stress de la productivité. Ça m’a frappée: les gens en dehors du cycle du travail semblent souvent plus zen.»
De la réflexion sont nés plusieurs textes, dont ceux de Rêve américain et de la pièce-titre. «Le rythme du travail est éreintant, et on dirait que ça n’ira jamais moins vite, dénonce David Bussières. Les patrons veulent toujours plus d’argent, et après la mondialisation, la compression de personnel semble le nouveau moyen d’y arriver. Leur nouvelle stratégie: être moins pour faire la même quantité de boulot. Or, l’être humain s’adapte à tout, une qualité qui se transforme ici en défaut. On te demande d’en faire plus, tu te surmènes pendant deux semaines, et une fois que tu y arrives enfin, cette situation devient sournoisement ta normalité. Puis arrive enfin la fin de semaine, le moment venu de t’acheter l’affaire qui te fait vraiment triper en guise de récompense pour avoir travaillé si fort.»
L’envie de reprendre sur l’album Le Poinçonneur des Lilas de Serge Gainsbourg, une reprise qui allait donner l’idée à notre photographe John Londoño de transformer le couple Alfa Rococo en Gainsbourg / Birkin, provient de ces mêmes observations sur la routine du travail. La chanson La Société des loisirs exprime aussi toute l’ironie de la situation, selon David Bussières. «Je me souviens d’un type au primaire qui avait fait un oral sur notre future société des loisirs, lorsqu’en l’an 2000, tout serait robotisé et que nous n’aurions rien à faire. C’est tellement faux que même les loisirs sont devenus un job à temps plein. Si t’es pas sur Twitter ou Facebook, t’es pas dans le coup. Alors tu te crées un compte dont tu deviens esclave. Il faut t’y connecter régulièrement, l’entretenir, le nourrir de photos et d’informations. Pis après ça, tu dois avoir vu telle et telle série télé. Parce que si tu ne prends pas le temps d’écouter Dexter, Six Feet Under ou True Blood, ben de quoi t’auras l’air dans les conversations de bureau? C’est complètement débile.»
En porte à faux se place ainsi Alfa Rococo, le rayon de soleil de votre radio FM, dont l’album Chasser le malheur s’avère plus facile à digérer que la saison 1 de Mad Men.