Jeanne Moreau et Étienne Daho : Les sens en feu
Musique

Jeanne Moreau et Étienne Daho : Les sens en feu

Jeanne Moreau et Étienne Daho s’unissent sur scène pour recréer Le condamné à mort, long poème fiévreux d’un Jean Genet lyrique, amoureux fou, tous les sens en éveil.

Ça faisait longtemps qu’Étienne Daho voulait reprendre le texte intégral de Jean Genet. Déjà en 2001, au milieu de ses propres chansons, il en interprétait un extrait retitré Sur mon cou: "Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour / Nous n’avions pas fini de fumer nos Gitanes / On peut se demander pourquoi les cours condamnent / Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour". D’une beauté à éveiller tous les sens. Daho, chanteur ambivalent, sensuel jusqu’au bout du torse, chantait Genet à merveille. Poème homo, vers amoureux d’un auteur éperdu de désir pour un condamné à mort, en prison.

Spectatrice, Jeanne Moreau s’en est émue aussi: "On s’est approché mutuellement, raconte-t-elle au téléphone. À la fin d’un de ses concerts à l’Olympia où il chantait Sur mon cou, j’étais tellement enthousiaste! J’étais au balcon, je dansais sur ses chansons. Avec Sur mon cou, toute la salle était empoignée, c’était magnifique. Après le spectacle, je lui ai parlé de mon émotion. On a parlé de Jean Genet. Il m’a proposé de faire Le condamné à mort. J’étais partante tout de suite. J’ai beaucoup d’estime pour lui, son talent, ses chansons, la manière dont il mène sa vie professionnelle."

Les préliminaires

Entre l’étincelle de départ, pour Daho et Moreau, et la réalisation du projet, près d’une décennie s’est écoulée. Au bout du fil, le chanteur en explique la genèse: "C’est toujours compliqué quand on a le projet de faire un album comme celui-ci. En général, les maisons de disques ne sont pas très intéressées. J’ai profité de ma fin de contrat avec EMI, avant de resigner avec une autre, j’avais un sas de liberté. C’était le moment. Parallèlement, il y a eu ma rencontre avec Jeanne, qui a été capitale. C’était elle et pas une autre. En fait, je ne pensais pas qu’on pouvait le faire à deux. Ça a été un processus assez long, il faut incarner le texte, oublier les versions précédentes qui ont été réussies, réarranger de manière personnelle."

Ils ont choisi d’offrir un condamné drapé d’arrangements sobres, frôlant le classicisme, afin que le temps l’use le moins possible. Daho partage sa vision: "Il faut que les voix soient devant. Avec le texte, c’est ça qui mène la danse. Il faut souligner de manière harmonique. Il n’y a pas de fioritures." En 2010, le CD d’une demi-heure à peine se hisse parmi les plus beaux de l’année. Les voix de Jeanne et d’Étienne se répondent, s’enlacent. L’un chante, l’autre récite, les deux habités, portés par les mots du poète. Nulle lourdeur, un état de grâce.

Jeanne Moreau a connu Genet, ils ont traîné ensemble il y a quelques décennies: "Il est venu me voir jouer au théâtre. On avait des amis communs. Jean avait pris l’habitude de venir me chercher, à l’époque où je vadrouillais un peu le soir." Pendant l’entretien, elle s’enflamme et célèbre en lui "son insolence! Aujourd’hui, les gens s’écrasent! Cet amour homosexuel est une chose absolument pure et magnifique. Le fait d’appeler les choses par leur nom, tout devient beau, poétique".

Est-ce que Daho a eu des hésitations avant de chanter un texte aussi osé? "Au contraire, c’est libératoire pour moi. Je ne suis pas choqué par cette crudité. Ce sont des mots du quotidien. Ils expriment l’amour fou tel que tout le monde souhaite le vivre un jour."

Enfin sur scène!

Après quelques représentations en France, le tandem s’amène maintenant à Montréal avec Le condamné à mort en bouche. Daho n’y reprendra pas ses propres chansons. C’est le poème intégral de Genet. Il prévient: "C’est très intense. Ce n’est pas un texte que l’on peut mélanger avec un autre. On s’est beaucoup posé la question avec Jeanne. On avait pensé au Funambule (NDLR: un autre poème de Genet) à un moment donné. Mais Le condamné est tellement puissant qu’il se suffit à lui-même. Il ne faut pas le pervertir, mais le laisser dans sa pureté totale." Néanmoins, celui qui n’était pas venu au Québec depuis 1993 à cause d’une peur bleue de l’avion précise: "Pour la scène, Jeanne lit un extrait de Saint Genet, comédien et martyr de Sartre pour le replacer dans son contexte." Après, place à Genet, afin de foutre le feu aux sens des spectateurs. Et qu’ils en redemandent.

À voir si vous aimez /
Le désir, l’amour fou, la poésie chantée

ooo

Jean Genet dans la chanson

En 1970, Léo Ferré chantait dans Poètes, vos papiers! ces vers bien personnels et plutôt obscurs: "Littérature obscène inventée à la nuit / Onanisme torché au papier de Hollande / Il y a partouze à l’hémistiche mes amis / Et que m’importe alors Jean Genet que tu bandes". Chose certaine, l’auteur du Condamné à mort sentait le soufre et la crudité langagière de mise pour évoquer son souvenir.

À peu près à la même époque, le chanteur Marc Ogeret, un pilier de la chanson française poétique, enregistrait une version intégrale du Condamné. Les musiques, assez sobres, juste assez fortes pour propulser le texte, étaient signées Hélène Martin. Et c’est la compositrice elle-même qui accompagnait discrètement le chanteur aux voix. Ogeret a réenregistré l’oeuvre un peu plus tard et quelques rééditions CD en témoignent.

Une décennie auparavant, en 1962, cette même Hélène Martin avait interprété Le condamné à mort, un extrait du poème qui sera souvent repris par la suite: Mouloudji, Jacques Douai, Raphaël, etc. Un classique de la chanson rive gauche. Même Offenbach a donné sa version en 1977, sur une musique cette fois de Gerry Boulet. Le passage "La chanson qui traverse un monde ténébreux" a été utilisé de très belle manière par le groupe français Casse-pipe dans le morceau À Maurice Pilorge (1998).

Notons enfin que le jeune chanteur Nicolas Bacchus a mis en musique et chanté Cayenne, des vers de Jean Genet, pour clore le millénaire en 1999.