Tigran Hamasyan : Rhapsodie arménienne
Dans la foulée de la parution de son album A Fable, acclamé par la critique, le déjà légendaire pianiste arménien Tigran Hamasyan revient triomphant au FIJM.
Le passage à Montréal de l’impétueux pianiste Tigran Hamasyan l’an dernier n’a laissé personne indifférent. Et pour cause! Lauréat de la prestigieuse compétition de piano du Thelonious Monk Institute en 2006 – alors qu’il n’avait que 19 ans! -, le virtuose arménien n’a cessé de récolter les éloges de ses pairs, des critiques et des amateurs de jazz au fil des concerts et des disques.
Propulsé à l’avant-scène avec la parution de son album A Fable, le premier sous étiquette Verve, Hamasyan garde cependant la tête froide avec une sagesse étonnante pour un jeune homme qui n’a même pas encore atteint le quart de siècle. À vrai dire, son discours témoigne de la rigueur de sa démarche musicale, amorcée dans sa tendre enfance. "J’ai grandi dans une maison pleine de musiques de toutes sortes, me confie-t-il. Mon père était un vrai fanatique de rock, mon oncle ne jurait que par le jazz et ma grand-tante avait une impressionnante collection de disques classiques."
Prédestiné au piano par la force d’une tradition ("Là d’où je viens, c’est l’instrument le plus accessible et presque toutes les familles s’enorgueillissent d’avoir un piano à la maison"), Tigran Hamasyan a commencé à chatouiller le clavier dès l’âge de dix ans et n’a pas tardé à entreprendre une exigeante formation classique, dont témoigne encore aujourd’hui son incomparable dextérité, digne d’un Art Tatum des temps modernes. "Cet apprentissage classique était incontournable, reconnaît-il humblement. Et pourtant, même à l’époque, mon coeur craquait davantage pour le jazz."
Du coup, on ne s’étonnera pas qu’il puisse citer, au nombre de ses influences et mentors, autant des compositeurs classiques du 20e siècle tels Ravel, Chostakovitch, Ligeti et Prokofiev que des légendes du jazz comme Coltrane ou Monk. "Mais c’était le jazz, la musique que je voulais vraiment jouer, tient-il à préciser. À cause de la liberté que permet l’improvisation, sans doute. J’ai toujours aimé improviser."
Rock & folk
De fait, ce goût pour l’improvisation allait déterminer la suite de la formation et la carrière à venir, encore que le prodige natif du pays de Khatchatourian aurait très bien pu opter pour le rock, lui qui cite la musique de Deep Purple, de Black Sabbath et de Led Zeppelin comme d’autres influences majeures sur son imaginaire créateur. "J’ai baigné dans le rock dès l’âge de trois ans, rappelle-t-il. Encore aujourd’hui, quand j’entends un riff de heavy métal, je trouve ça irrésistible", insiste celui qui a sur ses précédents albums expérimenté la fusion de la note bleue et du métal, et qui d’ailleurs entend récidiver.
Certes, Hamasyan n’est pas le seul pianiste de jazz contemporain dont le travail semble influencé par le rock classique ou actuel. Outre Brad Mehldau, qui nous a habitués à des relectures de Nick Drake et de Radiohead, Tigran ne cache pas son admiration et un certain sentiment de fraternité pour ses contemporains Craig Taborn et Vijay Iyer. "J’éprouve énormément de respect pour Brad, que je considère comme une source d’inspiration majeure, quoique je ne sois pas fou de ses compositions. Comme interprète cependant, c’est un pianiste époustouflant; à mon humble avis, LE pianiste de jazz total."
Cela dit, comme en témoigne son plus récent disque, Hamasyan n’a aucune intention de se conformer à l’archétype du pianiste de jazz traditionnel, enfermé dans un répertoire standard mille fois ressassé. "Au fond, je n’écoute pas beaucoup de disques de jazz, je ne me sens pas tout à fait de ce monde et ma musique est bien différente", m’avoue-t-il candidement, sans cependant la moindre hostilité à l’égard d’un certain jazz propret, empesé et policé, en deuil de créativité.
On chercherait d’ailleurs en vain parmi les productions des pianistes de jazz d’aujourd’hui un disque auquel comparer A Fable. Nourri de folklore arménien, cet album enregistré par Tigran seul à son clavier. "J’avais depuis longtemps envie d’un projet solo. Jusqu’ici, j’avais surtout composé pour petites et grandes formations, et je voulais explorer le potentiel du piano solo." Gavé de fables de sa patrie et de la poésie de Hovhannes Tumanyan ("Le plus grand poète arménien!"), dont il récite deux quatrains sur l’exil et le retour au pays natal sur son disque, Hamasyan a accouché ici d’un album éminemment personnel où même Someday My Prince Will Come, standard disneyen et archi-usé s’il en est, retrouve une fraîcheur peu commune.
À voir si vous aimez /
Brad Mehldau, Vijay Iyer, Eldar Djangirov
Traditions et modernité
Quand on lui demande pourquoi il a intitulé son plus récent album A Fable, Tigran Hamasyan répond sans la moindre hésitation: "J’ai vraiment voulu donner à mes compositions une structure narrative proche des fables traditionnelles arméniennes qui ont bercé mon enfance."
À son enfance, pas si éloignée au fond, l’artiste au début de la vingtaine revient d’autant plus volontiers qu’il est resté profondément attaché à tout ce qui définit son identité arménienne. "Je raffole de la poésie depuis toujours, affirme-t-il à titre d’exemple, et c’est pourquoi j’ai choisi de juxtaposer ces deux strophes du poète Hovhannes Tumanyan, un écrivain qui a vécu à la fin du 19e siècle, à ma pièce Longing. Pour moi, il est le plus grand poète arménien!"
Mais davantage que la littérature orale et la poésie classique, les musiques folkloriques demeurent pour lui une inépuisable source d’inspiration. "Si vous y prêtez une oreille attentive, vous pouvez y entendre un tas de choses qu’on croit modernes et qui au fond existent depuis les origines de la musique. Tout y est, je veux dire, tout vient de là au fond."
Quoi qu’il en soit, Tigran Hamasyan le reconnaît sans peine, c’est la fusion des traditions immémoriales et de la modernité qui confère à sa musique son caractère bien personnel. "Le rock coule vraiment dans mon sang depuis tellement longtemps qu’il est impossible de me débarrasser de cette expérience. Et puis, je crois vraiment qu’il y a un lien à établir entre la musique arménienne traditionnelle et le heavy métal."