Tigran Hamasyan : La conquête de soi
Musique

Tigran Hamasyan : La conquête de soi

Grâce au succès de son dernier album, le pianiste Tigran Hamasyan est bien positionné sur la scène jazz internationale. L’artiste cherche maintenant à garder l’équilibre dans cette carrière qui part en flèche et se prépare pour la suite.

Depuis la sortie de son dernier album (son premier sur l’étiquette Verve), il y a un an, le pianiste Tigran Hamasyan constate qu’il est bel et bien sorti de l’anonymat. A Fable a pu jouir d’une critique très favorable et les engagements se sont multipliés pour l’artiste d’origine arménienne. Sans cesse sur la route, le jeune virtuose compose maintenant avec le fait d’être en mouvement perpétuel. Alors qu’il revient tout juste d’Arménie, Hamasyan essaie de se ressourcer à New York avant d’entamer une autre série de concerts. "J’ai toujours pu profiter de certaines périodes d’écriture et de composition par le passé, se souvient-il. J’avais des pauses entre les séries de concerts. Maintenant, c’est différent. En fait, je ne suis pas certain que j’aurais pu imaginer ce qui m’arrive aujourd’hui avant la sortie d’A Fable. Ne t’en fais pas, je suis très content. J’espère seulement trouver le moyen d’équilibrer tout ça. D’être seul et chez moi, seul avec ma musique, et d’avoir le temps de me ressourcer, de composer et d’avoir de nouvelles idées, c’est ça qui me manque. C’est possible parfois, mais pas autant que je le voudrais."

Un point positif que le pianiste semble apprécier, c’est que le répertoire de son dernier disque a continué d’évoluer et de se transformer grâce à l’expérience scénique, qui devient avec lui une sorte de laboratoire. Hamasyan étant très porté sur l’improvisation, les pièces d’A Fable se sont métamorphosées avec le temps, et le pianiste ne cesse de trouver de nouvelles avenues mélodiques et harmoniques. "Je trouve ça fascinant, et c’est ce que je souhaitais, avoue-t-il. Tout se fait très rapidement quand on enregistre un album. On n’a même pas encore eu le temps de réfléchir et d’expérimenter comme on le voudrait. En concert, c’est là que les pièces sont mises à l’épreuve et que l’improvisation entre en ligne de compte. Que ce soit en solo ou en trio, on constate que les pièces sont rendues ailleurs."

Même si la thématique de cette dernière création tourne autour d’une sélection de fables arméniennes empruntées à quelques poètes du 12e siècle, le langage musical de Tigran Hamasyan n’impose pas une ligne directrice hermétique ou déterminée. Les mélodies sont savamment écrites, mais elles deviennent rapidement des cellules musicales avec lesquelles l’interprète s’amuse à sa guise. Tous ceux qui ont pu le voir à l’oeuvre savent à quel point il est un brillant technicien. Par contre, le principal intéressé insiste pour dire qu’il ne tient pas seulement à exposer sa virtuosité, mais plutôt à se livrer corps et âme à l’improvisation totale. "Toutes les directions sont possibles, il n’y a pas de limites. On s’en impose quelques-unes, bien sûr, mais le but, c’est d’expérimenter et de faire une recherche de sonorités. Mes racines arméniennes et l’intérêt que j’y porte ont donné une couleur particulière à mon travail. Mais ce vocabulaire musical que j’intègre à mes compositions s’exprime par le jazz. Avec le temps, les styles se sont additionnés et le jazz s’est transformé. Aujourd’hui, un musicien peut choisir parmi une multitude de formes stylistiques. Pour moi, le choix est clair. C’est l’improvisation."

Cette vision, il la partage avec l’un de ses collègues musiciens, le batteur Ari Hoenig, avec qui il a collaboré sur l’album de ce dernier intitulé Lines of Opression. Hoenig lui-même, qui est aussi professeur à New York, a trouvé un nouveau terme pour décrire sa vision artistique: le punk-bop. "Ari s’intéresse à tout et peut tout jouer, illustre Tigran, que l’on retrouvera en quartette avec le batteur. Il va t’interpréter une composition comme s’il s’agissait d’un standard, et la minute d’après, tu vas avoir l’impression d’entendre du punk-rock! J’adore l’expression qu’il a trouvée: punk-bop. Je crois qu’il veut dire par là qu’on peut repousser les frontières et travailler la musique comme une matière complètement libre. Tous les mariages sont possibles, à condition que ton travail ne devienne pas qu’une simple et banale imitation."

"Par exemple, lorsque je marie culture traditionnelle arménienne et jazz, j’ai l’impression de maîtriser deux langages distincts, poursuit-il. L’un est identitaire et l’autre est devenu une discipline. Si je décide de m’inspirer d’une fable du poète Mkhitar Goch, c’est aussi parce que je m’intéresse à qui je suis. Je ne suis pas un très grand amateur des exercices de métissage musical improvisés. Très souvent, on reste avec l’impression que certains musiciens ne respectent pas ou ne comprennent pas les racines de cette musique qu’ils empruntent sans trop réfléchir. Il faut respecter ses valeurs."

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