Murray Perahia : La science n’est rien sans passion
Le pianiste Murray Perahia s’affiche comme un cas d’exception. Avec lui, l’intellect est au service de la passion et la musique règne sur tout. Discussion avec l’un des plus grands.
Est-ce qu’un interprète peut se renouveler sans cesse? On dirait bien que c’est le cas du pianiste Murray Perahia, qui nous surprend sans relâche depuis le début de sa carrière, lors de sa consécration au concours de Leeds, au début des années 70. L’Angleterre est d’ailleurs devenue sa terre d’adoption et nous pourrions affirmer que le pianiste est aujourd’hui le plus Britannique des New-Yorkais. L’artiste s’accorde même le plaisir de nous expliquer cet "exode" à Londres dans les moindres détails.
"Deux raisons m’ont amené à prendre cette décision, se rappelle-t-il. La rencontre de ma femme, qui est d’origine anglaise. Et Londres. Il faut se rappeler que la ville était exceptionnelle à cette époque. Les orchestres foisonnaient et étaient dirigés par des chefs de renom. À titre d’interprète, je me retrouvais aux côtés des compositeurs britanniques Benjamin Britten, Michael Tippett et maints autres, eux-mêmes constamment sollicités pour créer des oeuvres. C’était une école fantastique! Londres s’imposait et j’ai décidé de m’y établir pour de bon en 1980."
Un choix qu’il ne regrette point et qui explique aussi ses nombreuses collaborations avec The English Chamber Orchestra et l’Academy of St. Martin in the Fields à titre de chef d’orchestre. Ses enregistrements des Concertos pour clavier de Bach nous ont révélé la polyvalence du musicien qui a maintenant 65 ans. "Je ne suis pas un chef d’orchestre, corrige-t-il. Ces collaborations s’expliquent par le fait qu’il y a une histoire entre ces ensembles et moi. Quand le courant passe, alors c’est bon pour moi."
Perahia le répète, il aime travailler dans le plaisir et rien ne l’obligera à faire des compromis de "carrière", un mot qu’il n’aime pas employer. Même philosophie en ce qui concerne le choix des oeuvres qui composeront ses programmes. Avec Bach, Beethoven, Brahms et Chopin (tous au programme à Québec), le pianiste nous offre des pièces qui sont sa passion du moment. "Dernièrement, on m’a donné en cadeau la partition du Clavier bien tempéré de Bach qui avait appartenu à Chopin. On peut y lire son autographe et des annotations. On voit que le compositeur allemand était pour lui une obsession! Lorsque je choisis une oeuvre et que j’en étudie les principes, c’est une passion. Et un récital, c’est avant tout l’occasion de jouer la musique qu’on aime. Les gens entendront Chopin, mais c’est Perahia qui le joue."
À l’écoute du prodige, il est fascinant de constater à quel point les principes de l’école d’interprétation romantique (fin du 19e siècle jusqu’au début du 20e) semblent l’habiter et l’influencer de plus en plus. En plus de se passionner pour les écrits du musicologue Heinrich Schenker (1868-1935), le pianiste a renoué avec des archives audio (classes de maître) du pianiste franco-suisse Alfred Cortot (1877-1962), dont il a supervisé une collection qu’on retrouve maintenant sur disque. "Avec Cortot, nous avons le dernier témoignage d’une philosophie musicale, une époque où le style romantique prévalait. L’interprétation misait sur l’intuition, sur le sentiment de l’interprète envers une oeuvre. Aujourd’hui, tout est précis, intellectualisé et technique…"
Ces théories, Perahia avoue les utiliser comme des outils et non comme une religion. Des clés pour cerner les intentions (parfois camouflées) des compositeurs, ce qu’il décrit comme la structure des mouvements de la musique qui explique son sens et sa direction. Même l’implacable Brahms, avec les quatre pièces de l’Intermezzo, opus 118, s’affiche sous un autre jour à la lecture de l’interprète. "Sur plusieurs points, j’ai l’impression qu’on peut jouer ce recueil comme une sonate. Ces quatre pièces s’interpellent, pas directement, mais parfois il y a des liens qui sont perceptibles. C’est du Brahms de la dernière période. Son discours musical est clair, mais il ne se perd pas dans le discours. Tout y est distillé avec soin. On peut même se demander si cette musique exprime une idée concrète tellement c’est abstrait! Parfois, seule la musique peut s’expliquer."