Sharon Jones & The Dap-Kings : La pêche à la soul
Musique

Sharon Jones & The Dap-Kings : La pêche à la soul

Il y a le retour de la soul et il y a Sharon Jones & The Dap-Kings. Une chanteuse à la voix brûlante. Un groupe studieux, qu’on a pu entendre chez Amy Winehouse. Ensemble, ils manufacturent une groove infectieuse.

"Désolée, s’excuse Sharon Jones, j’avais oublié que vous deviez m’appeler. Je suis sur l’eau, à la pêche… Sur le lac McCormick en Caroline du Sud, près de chez moi." Pourtant, tout au long de l’entrevue, on aura un peu l’impression que c’est nous qui sommes à la pêche, Jones éludant plusieurs sujets, tournant parfois autour du pot avec une crainte évidente de déplaire.

Cela détonne avec la chanteuse: splendide d’assurance, la voix coulant sur les mélodies pour mieux fouetter avec ardeur dans les moments d’intensité. Sa musique, une soul à l’ancienne, est fabriquée avec soin et livrée avec la superbe d’une bande d’adulateurs du genre qui donnent dans l’émulation avec coeur: des Dap-Kings si parfaits qu’on leur avait confié les commandes musicales afin de donner le ton et la chaleur nécessaire aux arrangements du succès godzillesque – et finalement funeste – que fut Back to Black d’Amy Winehouse.

Avec Jones, ils forment un ensemble sublime. Sans défaut. Chaque son est parfaitement étudié, reproduit à l’original avec de l’équipement d’époque, certes, mais aussi une maestria qui confère au groupe une cohésion qui confine au prodige. Au micro, rarement a-t-on entendu une chanteuse avec autant d’âme depuis Erykah Badu, mais dans l’esprit soul classique d’une Aretha Franklin à laquelle Jones a bien peu à envier. Sinon la carrière.

Née à Augusta, en Géorgie, en 1956, chanteuse dans la chorale de la paroisse, puis au sein de petits groupes, Sharon Jones part pour la Grosse Pomme afin d’y faire carrière, sans trop de succès. Pendant des années, elle endisquera très peu, alignera les concerts de mariages et se tricotera tant bien que mal une existence faite de boulots alimentaires parfois pénibles. Parmi les plus spectaculaires: gardienne de prison à Rikers Island.

"Quand je chante, tout est là, affirme Jones. Je suis la somme de ces expériences, et si vous y trouvez quelque chose qui ressemble à de l’âme, c’est sans doute pour cela. Je ne regrette rien, j’ai fait ce que je devais pour vivre. Mais je suis heureuse de pouvoir enfin vivre de ma musique… C’est drôle, parce que toute cette idée de retour de la soul, pour moi, ça ne veut rien dire. Je n’ai jamais cessé d’aimer et d’écouter cette musique, elle est ce que je suis. Le hip-hop, la nouvelle soul, ça ne me dit rien, ça ne m’intéresse pas… Oh, on dirait qu’il y a beaucoup de poissons ici", s’interrompt-elle. Mais de notre côté, le poisson mord peu.

Du rôle politique de la musique soul, Jones n’a rien à faire. Ni autrefois ni maintenant. Et si elle confirme volontiers que sa musique est aussi celle de l’émancipation des femmes, elle se rebiffe au moment de confier sa désolation devant l’état des lieux du rap qui, depuis trois décennies, fait de la misogynie une marque de commerce. "Bah, c’est leur truc", laisse-t-elle tomber. "Et la politique, je ne m’en mêle pas. Je chante, je raconte des histoires, cela me suffit."

Comme si Jones vivait un rêve et qu’elle craignait qu’on la pousse en bas de son nuage au moindre faux pas. En revenant sur son histoire et sa chance, on peut comprendre.

Second début

Après qu’elle eut travaillé comme gardienne à bord d’un fourgon blindé de la Wells Fargo, sa carrière de chanteuse profite d’un second souffle. Nous sommes en 1996. Le funk et la soul connaissent un regain de popularité à Brooklyn, la chanteuse enregistre quelques titres et se fait une réputation chez les prosélytes de la néo-soul. De fil en aiguille, elle fait les bonnes rencontres, joint les rangs de Daptone Records, sous la gouverne de Gabriel Roth, le bassiste et architecte du son des Dap-Kings. Leur premier essai paraît en 2002 (Dap Dippin’ with Sharon Jones and The Dap-Kings). Suivent quatre autres albums qui distillent la même groove enivrante, portée par des musiques qui évoquent le souci de perfection et le sens du punch parfait des orchestres de James Brown, la finesse des accompagnateurs d’Otis Redding.

"J’ai grandi dans cette musique, dit Jones, et c’est ce son que j’entends dans ce que nous faisons. Au fond, si je n’ai jamais changé d’approche, c’est qu’au tournant des années 80, quand cette musique s’est métamorphosée, je me suis mise à chanter dans les mariages, où nous faisions de la vieille musique. C’est drôle, mais de ne pas être populaire et que ma carrière prenne si longtemps à décoller, c’est aussi ce qui m’a gardée dans cet état d’esprit, dans ce son", s’exclame Jones, qui retrouve rapidement son enthousiasme lorsqu’il s’agit de discuter de la carrière du groupe. Le plus récent disque, le très funk Soul Time! (2011), semble déjà loin derrière elle, le suivant étant d’ores et déjà gravé, et en attente de paraître.

"Est-ce que c’est terminé? J’ai hâte de mettre ma ligne à l’eau", demande gentiment la chanteuse. Allez-y, madame. C’est fini. "J’ai bien hâte de venir chez vous, conclut-elle, ça va être intense." On n’en doute pas. On a déjà mordu à son hameçon.