Orchestre symphonique de Sherbrooke : La tempête et la passion

Veille de Noël 1874. Fébrile, Tchaïkovski (Piotr Ilitch de son petit nom) joue pour la première fois son Concerto pour piano n° 1 devant un ami-compositeur, Nikolaï Rubinstein, à qui la pièce, même si elle lui est initialement dédiée, déplaira souverainement. Une partition qui «donne la nausée», tranchera-t-il, sans tenter de ménager l’hypersensibilité (un mot qui revient aussi souvent lorsqu’on lit au sujet de Tchaïkovski que le mot «folie» lorsqu’on lit au sujet de Jean Leloup) de son pote. Le jugement, lapidaire au possible, ne manquera pas d’alimenter cette tyrannique angoisse qui façonnera, et tirera ultimement vers le fond, un des plus influents compositeurs russes du 19e siècle.

«Le premier concerto de Tchaïkovski, quand on est pianiste, il faut le jouer. C’est un peu comme si vous voulez devenir prêtre: il faut d’abord lire la Bible», avance en 2013 André Laplante, pianiste canadien célébré partout sur la boule et grand spécialiste des musiques romantiques qui, en 1978, remportait la médaille d’argent au mythique Concours international Tchaïkovski ayant lieu tous les quatre ans à Moscou depuis 1958.

Alors, comment le vilain Rubinstein (qui, pour la petite histoire, allait réviser son appréciation puis se rabibocher avec Tchaïkovski) a-t-il bien pu vomir à ce point un morceau aujourd’hui canonisé, morceau qu’interprétera Laplante – c’est le prétexte de cette entrevue – en compagnie de l’Orchestre symphonique de Sherbrooke dirigé par Stéphane Laforest à l’occasion d’un programme intitulé Tchaïkovski, le flamboyant? «Il y a un goût propre à chaque époque, fait valoir le pianiste. Tchaïkovski représentait bien son époque, oui, mais il y a parfois des gens qui ne sont pas d’accord avec les tournants qu’elle prend. La même chose est arrivée à Stravinski avec Le sacre du printemps. Quand il est arrivé à Paris avec ça, il a fait un scandale épouvantable. Peut-être que ce n’était tout simplement pas la tasse de thé de monsieur Rubinstein. Tchaïkovski a écrit un concerto très original pour l’époque, très pianistique. Il y a des gens qui, de nos jours, trouvent le concerto pompier, trop grandiose. Moi, pas du tout, je trouve que c’est de la musique magnifique, plaisante à écouter, qui présente une belle balance entre l’instrument et l’orchestre.»

L’épisode Rubinstein n’est qu’un camouflet parmi tant d’autres dans la vie d’un personnage invraisemblablement timoré, génie pétri d’un chronique manque de confiance en ses propres moyens et qui, entre autres décisions monstrueusement romanesques, tenta de contracter une pneumonie afin de mettre fin à ses jours et d’échapper par le fait même à un mariage malheureux auquel il avait consenti dans l’espoir de guérir de son homosexualité (l’équivalent d’une malédiction dans la Russie du 19e). Pour le dire trivialement, Tchaïkovski était pas pire emo. «Le pauvre homme a été isolé émotionnellement toute sa vie, soupire Laplante. Ce n’est pas facile de nier sa nature profonde. Ça fait une vie tragique, mais d’un autre côté, ça l’a nourri. Il se tournait vers la création, qui était sans doute une planche de salut.»

Question éternelle: l’angoisse et les dépressions à répétition seraient-elles autant de conséquences attendant dans le détour le créateur ambitionnant de décrocher l’inaccessible étoile? «Si vous allez aussi loin que ça dans l’expression, si vous voulez développer une voix, il y aura forcément des batailles à livrer, pense le concertiste. Une passion dans la vie suppose un grand prix à payer. Pour ma part, je me suis rendu compte assez tard du prix que j’aurais à payer à cause du piano. Il faut travailler énormément, il faut vivre avec l’anxiété, l’incertitude. C’est correct, vous savez, on apprend à composer avec tout ça. Mais une passion pour l’expression, ça demande énormément, c’est très exigeant.»

Il poursuit: «Tchaïkovski était peut-être bien compliqué, mais il était capable aussi de créer des moments musicaux d’une grande pureté, comme dans sa Symphonie n° 5 [que l’OSS interprétera en complément de programme], une œuvre qui représente le plus typiquement son genre d’orchestration et de musique. On retrouve cette même pureté dans le deuxième mouvement du concerto. C’est quelque chose de très beau, de très simple. Comme le disent les Allemands, c’est Sturm und Drang, la tempête et la passion. C’est tout à fait Tchaïkovski, ça.»