RIP BAP : Une bande vraiment à part
Musique

RIP BAP : Une bande vraiment à part

À quelques heures de l’ultime émission de  Bande à part, des artisans du projet retracent la petite histoire de cette vitrine aussi déterminante que particulière.

À quelques jours de l’épisode final, avant l’ingestion de certains volets du projet au sein de la plateforme Espace.mu, Alexandre Courteau est loin de faire ses boîtes et déballe plutôt des compacts en prévision de l’émission qu’il programmera cet été à sur ce portail. «Ça sera de la musique variée, sans être du Bande à part. Ça reposera davantage sur mes goûts personnels, mais ça se recoupe.» Lorsqu’on aborde la fin prochaine de BAP, l’animateur qui tient la barre de l’émission depuis 2005 se dit plus fébrile que mélancolique ou nostalgique. «On a décidé, pour la programmation de cette dernière émission, d’aller de l’avant, car on a déjà fait une émission “retour en arrière” lors du 10e anniversaire. Là, on y va avec des artistes et des groupes dans lesquels on croit. On demeure donc dans ce qu’on a toujours fait depuis 17 ans finalement. C’est cool!» Yuani Fragata, réalisateur-coordonnateur qui a tout d’abord fait ses classes à Brave New Waves, autre émission phare de l’underground diffusée à CBC Radio 2, ne cache toutefois pas que l’atmosphère à l’étage occupé par le personnel du projet n’est plus la même. «L’énergie qui est habituellement là dans nos bureaux est différente. C’est une période un peu triste, mais l’équipe demeure sereine.»

Même spleen à des kilomètres de là lorsqu’on interroge Hugues Sweeney, ex-chef des émissions Bande à part/Espace musique de 1999 à 2009 aujourd’hui producteur exécutif du studio interactif de l’ONF. «C’est un peu l’effet d’un coup dans le ventre», résume-t-il, lui qui compte parmi les premiers instigateurs de l’aventure.

Un travail de longue haleine

Tout d’abord une émission produite à Moncton dès 1996, Bande à part est devenue un projet multiplateforme défini par trois balises: «offrir une vitrine aux musiciens qui n’en ont pas ailleurs, rajeunir l’auditoire de Radio-Canada en ciblant les 18-35 ans et agir comme laboratoire de création et de diffusion pour Radio-Canada», résume Sweeney avant de rappeler que «tu sais, au début, avant que le site sorte, alors qu’on démarchait dans le milieu, pour plusieurs personnes, c’était un projet extrêmement mal vu! C’était, genre, la grosse société d’État qui débarquait dans un milieu pauvre avec ses gros moyens. Tranquillement, on a gagné la confiance du milieu, car on ne s’est pas considéré comme étant au-dessus de tout ça. C’est ça qui a fait que ça a marché, c’est ce qui a fait sa beauté et c’est un peu ma tristesse aujourd’hui: ça n’a jamais été un projet qui voulait être le point d’origine de la musique et de la culture émergentes, mais ça l’a incarné… et ça risque de laisser un vide.» Et, à l’image de la culture qu’elle couvrait, Bande à part a, elle aussi, traversé l’effervescence de la musique québécoise et la crise de l’industrie du disque.

D’émergences…

Coïncidence ou synchronicité? En 2001, alors que BAP propose un site plutôt novateur à l’époque – «on y proposait des webradios. Des choses qu’on tient pour acquises sur les sites d’aujourd’hui», glisse Courteau – et du contenu détonnant parmi ce qu’on pouvait entendre ailleurs à Radio-Canada – «une espèce de désinvolture intelligente, un désir de demeurer curieux et un refus des formats imposés et de la répétition. Bref, voir les choses autrement», précise Sweeney –, on constate un nouveau bouillonnement au sein de la scène musicale locale menant, des années plus tard, à l’explosion de formations comme Malajube et Karkwa, notamment. «En 2005, il y avait des bands hallucinants qui se distinguaient ou encore qui se raffinaient, et je sentais qu’on avait un rôle à jouer dans ce cadre-là», ajoute l’animateur. Le chroniqueur et encyclopédie sur deux pattes Félix B. Desfossés opine. «C’était un échange. Les groupes diffusés à Bande à part montaient alors que l’émission et le site, eux, prenaient de l’ampleur à leur tour.»

Et Sweeney d’ajouter que «ça a été vraiment une passe où le visage musical du Québec s’est reconfiguré. Quelque chose s’est passé à plusieurs niveaux», note-t-il en pointant tout spécialement Les Cowboys Fringants et autres Trois Accords qui sont passés, du jour au lendemain, de coqueluches franco-underground à succès grand public de l’heure. «On a senti que quelque chose avait réellement changé lors du spectacle du 5e anniversaire de BAP avec Malajube, aKido, etc. C’était plein, on a vu une nouvelle crowd rajeunie qui ne traînait pas habituellement aux shows de Groovy Aardvark, par exemple. C’est là qu’on s’est dit: “OK, la pop est en train de virer! Y a quelque chose qui se passe!”», s’exclame-t-il pour ensuite faire valoir que les statistiques de bandeapart.fm montaient en flèche à la même époque. «Nous aussi, on est passés à un autre niveau à ce moment-là.»

… et de pertinence

Fin de l’émission ou pas, la bande constate que, des années plus tard, les moyens, médias et modus operandi de bien des artistes ne sont plus les mêmes. «Les moyens de diffusion sont variés et ont changé», mentionne Alexandre Courteau. «Prends l’impact d’un clip diffusé sur YouTube et compare-le à la diffusion du morceau sur les ondes d’une radio publique. Ce n’est plus la même chose en 2013.» L’animateur aborde également le cas de la troupe rap Les Anticipateurs, qui compte plus d’un million de visionnements de son clip Sapoud. «C’est hallucinant. Si, moi, je fais jouer la pièce à la radio, y aura pas autant de personnes à l’écoute!»

Ce qui surprend davantage Fragata, ce sont les innovations technologiques démocratisant la production d’œuvres. «C’est maintenant possible de faire un album en entier dans sa chambre à coucher et ça peut sonner comme une grosse prod’. Prends des gars comme Navet Confit, par exemple. Ce qu’il fait n’aurait pas été possible il y a une vingtaine d’années, faute de technologie adéquate à l’époque. Il aurait dû se rendre dans un studio qui coûte 400$ par jour!» Du même souffle, le réalisateur se régale de l’éclatement des modèles d’antan. «Ça me réjouit toujours quand je rencontre des artistes qui m’expliquent comment ils vivent de leur musique. KEN mode, par exemple, est toujours sur la route. D’autres voient leurs disques comme des cartes de visite pour ensuite composer pour des films ou de la pub, d’autres préfèrent les subventions, etc. On dit souvent que l’industrie de la musique va mal. C’est faux. C’est l’industrie du disque qui ne va plus du tout. Y a toujours des étiquettes qui ont de la misère à comprendre que leur produit, c’est la musique et non pas le plastique autour.»

Même si Courteau croit que le service public a toujours un rôle à jouer dans la diffusion de cette scène de plus en plus indépendante, ça ne l’empêche pas de s’interroger à l’approche de sa dernière intervention au micro de BAP. «Est-ce que tout ça est toujours pertinent aujourd’hui avec les Facebook, SoundCloud, les maisons de disques indie et artistes qui foncent de façon totalement indépendante? On pourrait en discuter longtemps!»

Ce qu’il reste d’eux

Pour ces intervenants, Bande à part aura été une aventure, bien sûr, mais bien plus encore.

Pour Desfossés, l’émission aura été un laboratoire. «Avoir des groupes comme Inepsy – trois punks authentiques pour lesquels j’ai beaucoup d’estime – en prestation à Radio-Canada était assez étonnant! Je me disais qu’on accomplissait vraiment de quoi! Ils n’auraient jamais eu cette chance à la SRC sans ça… et c’est devenu une des sessions les plus visionnées, car le groupe est connu mondialement. On a même perdu le contrôle dessus! Quelqu’un l’a copiée et l’a mise sur YouTube!», s’exclame-t-il, amusé, qui œuvre maintenant pour la SRC dans son Abitibi-Témiscamingue natale.

Sweeney, de son côté, considère BAP comme une école. «J’ai eu le privilège de démarrer deux affaires dans ma vie: Bande à part et le studio des productions interactives de l’ONF. En “repartant à zéro” à l’ONF, j’apportais mon bagage de BAP. Pour moi, la SRC a été mon école. Y a aussi la notion du travail avec les publics: comment monter des publics de niche avec des médias hyper asymétriques et un public mouvant. Y a plein d’affaires en commun, c’est sûr. Pour moi, c’est la suite.»

Pour Courteau – qu’on retrouvera à Espace.mu en plus de Désautels et La sphère cet été –, BAP représente un tremplin pour les artistes, évidemment, mais aussi pour les artisans du projet. «N’ayant pas de diplôme – je me suis consacré à la radio parce que j’aimais la musique. Je n’ai pas étudié en communications, ni en journalisme. Je suis un dropout –, j’ai parfois, vaguement, le syndrome de l’imposteur, puis quand je regarde en arrière, ça se dissipe. J’ai animé plus de 1000 émissions en direct! J’ai quand même fait tout ça! C’est quand même cool!»

Finalement, pour Fragata – qui œuvre maintenant à Espace.mu –, Bande à part tient davantage de la fresque immortalisant un moment déterminant. «Soyons honnêtes, la musique québécoise des années 1980 pouvait être kétaine grave en maudit!», lance-t-il avant d’énumérer les faits d’armes récents de ce qu’on surnomme «la scène locale». «Aujourd’hui, une poignée d’irréductibles – les étiquettes Indica, Dare To Care, Bonsound, etc. – ont amené la musique ailleurs pour vendre un produit de qualité, pas cheesy du tout, au Québec entier. Quand tu viens de l’alternatif, que t’as écouté ça toute ta vie pis que tu vois ça, que tu constates quelle pop fonctionne maintenant, tu te dis: cool, parce que ç’aurait été plus ardu il y a 15 ans!» Puis une pause, et le réalisateur se fera plus philosophe. «Le bilan, c’est ça quelque part. Bande à part est arrivée et a constaté cette transition-là. On est arrivé dans une scène locale en santé et en début de croissance et on quitte maintenant une scène locale adulte et en santé. Je crois que c’est ça que l’on doit retenir: la scène va bien, l’industrie aussi, les artistes font de la bonne musique, et ça, c’est cool. Le départ de BAP, c’est plate, c’est tragique, mais ce n’est pas la fin du monde.»

La dernière émission de Bande à part sera présentée devant public au National le vendredi 21 juin dès 20h. Entrée libre. Premier arrivé, premier servi. Avec la participation d’Alaclair Ensemble, Keith Kouna, Poirier, Vulgaires Machins et plusieurs autres.