Pierre Flynn: Au fond de la mine
Pierre Flynn descend au fond de sa mine et en ressort quelques-unes de ses plus belles chansons de doute et d’armes rendues en carrière. Discussion autour de Sur la terre, nouvel album de celui qui n’accepte de remonter à la surface que des pépites d’or.
Dire de Pierre Flynn qu’il avance à pas de tortue tient presque à ce stade-ci du pléonasme. Rien qu’à voir, on le voit bien que sa carrière solo entamée en 1987 avec Le parfum du hasard (un des meilleurs albums québécois de tous les temps, point final) ne compte que trois disques studio (le plus récent, Mirador, remonte à 2001). Pas de grande révélation ici: on connaissait déjà sa sérieuse propension à la procrastination et son sens presque paralysant du perfectionnisme. On l’avait aussi déjà entendu raconter en entrevue comment il se ligotait parfois littéralement à sa table de travail afin de s’arracher du dedans les refrains qui y bourgeonnaient tranquillement. Mais jamais le plus américain de nos auteurs-compositeurs n’avait-il évoqué aussi frontalement son torturant rapport à la création qu’avec Sur la terre, nouvel album aux allures de bilan, un mot auquel le principal intéressé préfère l’expression « »état des lieux », parce que le mot « bilan » fait un peu fin d’exercice. Et j’ai comme l’impression qu’il me reste une bonne troisième période à jouer».
«Bois pas trop de bière, lève-toi tôt / Au boulot! Fais pas comme ton père…», conseille-t-il d’abord à sa fille dans Si loin, si proche, avant de mesurer le nombre des années qui restent, et dont il faudra se prévaloir intelligemment, dans L’accompli et l’inaccompli, carnet de voyage sur le Maroc à classer aux côtés des classiques que sont désormais Berlin (U-Bahn, S-Bahn 83) et Lettre de Venise. «Dans la grammaire arabe, on ne parle pas du passé, du présent et du futur, on parle de l’accompli et de l’inaccompli. Quand j’ai entendu ça, il y a eu un petit déclic dans ma tête.»
«Je ne suis pas du tout un grand voyageur, poursuit-il, mais j’aimerais l’être, parce que l’état du voyage m’aide à écrire. C’est un état que j’essaie de créer en ville, en prenant mon vélo, en roulant jusqu’à l’île Sainte-Hélène. J‘ai besoin de sentir que je m’en vais quelque part. Je me suis donc beaucoup promené de café en café avec mon sac à dos plein de cahiers Canada. J’ai besoin d’être dans l’exil pour faire cette plongée en apnée, à l’intérieur. J’aimerais ça marcher sur la rue et recevoir – bang! – des flashs incroyables sur la tête, sortir fiévreusement mon calepin et avoir une chanson toute faite. Mais ce n’est pas comme ça que ça se passe pour moi. Je suis plus comme un mineur. Je mets mon casque, je sors mon pic, ma pelle et je creuse. Je finis par trouver quelque chose, mais il faut que je travaille fort.»
Il t’arrive de penser à ces chansons que tu aurais pu écrire si tu avais plus souvent procédé à cette descente en profondeur? «Si j’étais parfaitement équilibré et discipliné, si je me levais à quatre heures du matin, tous les matins, comme Leonard Cohen, probablement que j’aurais plus de boulot de fait, oui. Malheureusement, je dois vivre avec mes failles et mes handicaps. Quand j’ai fait mon petit périple au Maroc, je commençais à sentir l’urgence d’avancer. J’avais pas mal de musiques dans ma besace et peut-être que l’inquiétude du temps qui passe commençait à grandir.»
Seul sous les remonte-pentes
Coréalisé par Éric Goulet et Philippe Brault (avec la collaboration en début de processus d’un certain Louis-Jean Cormier), Sur la terre rapatrie de nombreux souvenirs d’un Pierre Flynn qui nous manquait, celui de l’amour pour les films noirs des années 1940-50 (Ariana), de la soif de fraternité malgré les différences (Parc Lahaie) et de la fascination pour une Amérique mythifiée (Duparquet), chansons toutes liées par une des voix les plus rapidement identifiables de la francophonie.
Presque complètement absente de ses précédents disques, l’idée de la finitude – c’est la nouveauté – surgit à quelques reprises sous la forme d’un dialogue entre un père et son enfant au sujet de la mort (Tout blanc, tout bleu) ou de façon plus métaphorique dans Le dernier homme.
«J’ai beaucoup écrit chez ma sœur qui a un chalet dans les Cantons-de-l’Est, raconte-t-il. Le chalet est sur les pentes d’un centre de ski, et en fait, ce n’est pas vraiment un chalet, c’est un condo dans un édifice qui en contient une douzaine. J’étais tout seul là-dedans et tous les autres édifices de condos étaient vides aussi. Je me promenais sous les remonte-pentes immobiles et je trouvais ça spécial d’être seul sur cette montagne fantôme. C’est ce qui a déclenché ce fantasme étrange d’être le dernier après le jugement dernier ou après la bombe atomique.»
«Que savons-nous des choses de l’amour? / Descendrons-nous le Nil jusqu’au bout du Delta? / Que sais-je moi de ma vie, de mes jours?», demande-t-il dans 24 secondes, importante chanson de doutes cultivés quant à la pérennité de l’amour, mais aussi chanson de noble et sereine capitulation devant quelques-unes des grandes questions qui ont animé toute son œuvre.
Alors, dis-nous Pierre, finit-on un jour par en savoir un peu plus sur sa vie, sur ses jours? «On va d’année en année et on fait de son mieux pour rester du bon côté des choses, pour aimer la vie. [Il éclate d’un rire mi-découragé, mi-lumineux.] Mais je n’ai malheureusement pas de grande sagesse à livrer là-dessus.» Le contraire ne lui aurait pas ressemblé. Les certitudes ne font pas de grands albums.
Sur la terre de Pierre Flynn (Audiogram), en magasin le 7 avril