David Bowie : Artiste jusqu'au dernier souffle
Musique

David Bowie : Artiste jusqu’au dernier souffle

Transformer la mort en œuvre d’art – Antoine Bordeleau

L’illustre David Bowie a su, tout au long de sa carrière, mettre en scène sa propre vie. Souvent indissociable de ses personnages excentriques, l’artiste devenait par moments une partie intégrante de son œuvre, où le créateur et la création se mélangeaient de manière homogène.

Alors qu’on apprend ce lundi le décès de ce monstre sacré de la musique, la sortie vendredi dernier de Blackstar, son 25e album en carrière, prend soudainement un nouveau sens. Effectivement, même si le grand public vient à peine de découvrir que Bowie était atteint d’un cancer, le chanteur était lui-même au courant depuis plus d’un an, chose qu’il a préféré ne pas révéler. Le producteur de l’album, Tony Visconti, a affirmé quelques heures après la sortie de la nouvelle que l’album était en fait méticuleusement créé et planifié dans l’optique de lui donner le rôle de cadeau d’adieu aux fans. Et quel cadeau! Un album dont le seul défaut que j’aie pu trouver est d’être trop court, en soulignant l’absence d’une deuxième pièce à la sauce de Blackstar qui aurait été appréciée en fin de disque.

«Il a toujours fait ce qu’il voulait faire. Il voulait faire ceci à sa façon, et le faire de la meilleure façon possible. Sa mort n’aura pas été différente de sa vie – une œuvre d’Art», exprime Visconti via sa page Facebook. Lorsqu’on considère ce fait, tout autant les paroles que les vidéos accompagnant les titres Blackstar et Lazarus deviennent infiniment plus significatives.

Lazarus s’ouvre sur ces mots : «Look up here, I’m in heaven / I’ve got scars that can’t be seen». En rétrospective, et sachant qu’il était bien au fait de sa maladie, on comprend beaucoup mieux ce qu’il pouvait vouloir dire par là. En effet, le cancer ronge souvent l’homme par l’intérieur avant qu’on puisse le remarquer dans son physique, d’où la métaphore des cicatrices invisibles. Lorsqu’on prend le temps de s’attarder au vidéoclip (qui est sorti à peine trois jours avant sa mort), la mise en scène artistique de son propre décès est d’autant plus probante. On le voit d’abord dans un lit d’hôpital, visiblement souffrant :

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Après quelques minutes, un deuxième personnage incarné par Bowie entre à l’écran, émacié, presque effrayant. Celui-ci semble infiniment tourmenté à l’écriture de ce que l’on peut estimer être, maintenant, un genre de testament.

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Plus tard dans la chanson, on peut l’entendre chanter «You know I’ll be free / Just like that bluebird». Sans tomber dans la recherche trop obscure de signification, on peut facilement assumer que cette liberté à laquelle il fait référence est une acceptation nuancée de sa propre mort à venir. On peut également noter au passage un clin d’oeil à Charles Bukowski, que Bowie appréciait particulièrement. Celui-ci a effectivement écrit un poème intitulé Bluebird, où il parle d’un petit oiseau bleu vivant en lui, demandant à sortir de ses entrailles, mais qu’il noie dans le whisky et la fumée de cigarette, ne laissant personne le voir et ne le libérant que quelques fois, la nuit.

Autre image puissante de cette vidéo de Johan Renck, on peut voir cette scène vers la fin du clip où Bowie, de retour dans le lit d’hôpital, tend les bras au ciel tandis qu’une jeune fille lui répond du même geste, comme si elle l’acceptait dans une étreinte finale :

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Peu après, la vidéo se conclut sur le deuxième Bowie reculant lentement, tremblant et visiblement en souffrance, vers une grosse armoire où il finit par s’engouffrer en refermant lentement la porte. La scène est à glacer le sang, surtout maintenant que l’on peut laisser notre imagination nous guider dans toute la lourdeur des significations probables de cette mise en scène terriblement magnifique.

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On pourra certainement lire et relire les textes de cet album marquant longtemps après la mort subite de Bowie, qui laisse un nombre incalculable d’artistes et de fans dans le deuil, sans parler de ses proches. On pourrait s’étendre sur de nombreuses pages pour en comparer les références, thèmes et sous-entendus, mais au final il ne restera toujours que l’oeuvre qui parle d’elle-même au nom de David Bowie. Un album final qui marquera très certainement toute une génération de musiciens, comme le maître a su le faire maintes et maintes fois auparavant avec ses autres disques.

Les nombreuses vies de Bowie – Valérie Thérien

Ce n’est pas facile de résumer la carrière de David Bowie, si grande et riche, peuplée de personnages et ancrée dans toutes sortes d’époques musicales. Mentionnons tout de même quelques moments-clé.

David Bowie est né David Robert Jones à Londres en 1947. Dès la sortie de son premier album studio, homonyme, (à 20 ans!) on découvre une voix, une imagination unique. L’œuvre musicale qu’il laisse derrière est immense, il va sans dire.

Deux ans plus tard, il signe David Bowie (album qui sortira aussi plus tard sous le titre Space Oddity), dans un registre folk-rock alternatif. Lancé cinq jours avant la mission spatiale Apollo 11, l’épique chanson du même nom est l’une de ses plus célébrées à ce jour. Sa carrière est officiellement lancée.

Il débute en 1970 et autour de l’album The Man Who Sold the World sa relation professionnelle avec une autre légende musicale, Tony Visconti, avec qui il continuera de travailler jusqu’aux années 1980, puis jusqu’à son tout dernier disque, Blackstar. The Man Who Sold the World signe un virage plus rock n’ roll pour le chanteur et enclanche un chapitre important: Ziggy Stardust, l’époque androgyne, le début de la gloire et des grosses tournées mondiales.

S’installant aux États-Unis pas la suite, il sort Young Americans en 1975, aux influences funk et soul, dont la magnifique Fame.

Son personnage de Thin White Duke est né avec la sortie de Station to Station l’année suivante. David Bowie se met maintenant sur scène en habit chic de style cabaret.

Après un séjour en Suisse, puis à Berlin, David Bowie sort l’album Low, une œuvre plus instrumentale avec des influences plutôt électroniques. Il poursuit dans cette lignée, en travaillant avec un autre acteur important de sa carrière, Brian Eno, sur ses deux disques suivants, Heroes et Lodger.

En 1983, à l’ère des débuts de MTV, il débute son époque dance pop avec un super album, Let’s Dance, produit avec Nile Rodgers. David Bowie renoue alors avec le succès commercial et ça se poursuit avec Tonight, enregistré à Morin-Heights l’année suivante et sur lequel il collabore avec Tina Turner et Iggy Pop.

Entre 1988 et 1992, il laisse sa carrière solo et la pop pour se concentrer sur un projet beaucoup plus rock, Tin Machine, groupe au sein duquel il est le chanteur et compositeur principal. Le groupe se dissout après deux albums plus ou moins bien reçus.

Les années 1990 ont été des années de retour à l’électronique pour l’artiste anglais. Il incorpore à sa musique aussi des touches de jazz et de musique industrielle. Bowie partira d’ailleurs en tournée avec Nine Inch Nails au milieu des années 1990. Le chanteur Trent Reznor sera aussi en vedette dans le vidéoclip de la pièce I’m Afraid of Americans, alors remixée par NIN.

À 55 ans, il renoue avec le réalisateur Tony Visconti et offre un album plus rock et posé, écrit autour du 11 septembre 2001 (alors que le chanteur habite New York) et qui inclut des reprises de Neil Young et The Pixies. Bowie et Visconti retravaillent ensemble l’année suivante sur Reality.

Après une absence de 10 ans sur disque, David Bowie surprend tout le monde en sortant son 24e album en carrière le jour de son 66e anniversaire en 2013. Sur la pochette de The Next Day, le musicien revisite un précédent album, Heroes (1977). L’album est un grand succès critique.

Finalement arrive Blackstar en 2016, une fois de plus comme un cadeau d’anniversaire qu’il nous offre. L’ultime album de David Bowie est sorti tout juste deux jours avant sa mort et on le réécoutera longtemps en pensant à cette magnifique œuvre qu’il laisse derrière.

Monsieur Bowie : une entrevue avec Édouard Lock – Catherine Genest

Il est de ces rares Québécois, peut-être même le seul, à avoir partagé d’intimes instants de création avec David Bowie. Rejoint dans le 33 en résidence à l’Opéra de Paris, Édouard Lock nous livre cet hommage précieux, sans les fausses notes de ceux qui prétendent l’avoir connu de près.

Leur premier rapport date de trente ans et des broutilles. En 1984, l’équipe de Ziggy Stardust lâchait un coup de fil au bureau de La La La Human Steps, avec une discrétion déroutante. « Il avait approché plusieurs compagnies de danse, Pina Bausch, je pense, en était une et il y en avait d’autres. Il nous a approché de manière anonyme, on avait reçu comme requête d’envoyer des tapes et des informations sur la compagnie. […] Il a appelé un mois plus tard pour savoir si je pouvais passer à Los Angeles. » Finalement, un conflit d’horaire vient mettre un frein à la collaboration entre les deux hommes : la troupe de La La La Human Steps était sur la route au même moment que la gestation du Glass Spider Tour. « Un an plus tard, il me contactait pour savoir si je voulais m’occuper de la co-direction artistique de la prochaine tournée. »

En 1988, Bowie montait sur scène avec Lecavalier à Londres pour défendre des mouvements imaginés par Lock. Une vidéo disponible aujourd’hui sur Youtube témoigne du moment magique. « J’ai pas créé une chorégraphie pour un non-danseur. J’ai créé une chorégraphie qui était compliquée, complexe, qui était dure à faire. Je ne voulais pas qu’il paraisse moins bon en dansant à côté de Louise ou qu’il ait un matériel qui semblait plus simple. […] Il a montré une très belle attitude, mais c’est quelqu’un qui avait déjà des antécédents en danse, en théâtre. »

Ils feront aussi équipe pour Wrap Around the World, une production pluridisciplinaire tournée dans les studios new-yorkais de PBS. Un concert live diffusé simultanément dans une dizaine de pays dont les États-Unis, la Corée du Sud et Israël.

Deux ans après, Édouard Lock signait la co-direction artistique du concert Sound + Vision présenté pour la première fois en mars 1990 à Québec. Cette fois, il était en charge d’engager les concepteurs du décor et de créer des projections pour encadrer le travail de Bowie sur scène.

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Les deux artistes sont, sans dire qu’ils étaient intimes, restés de bons chums jusqu’à la fin. La dernière fois que le Montréalais l’a vu, c’était il y a quatre ou cinq ans à New York. David Bowie travaillait au classage de ses archives.

Aujourd’hui, attristé mais pudique, Édouard Lock parle de « Monsieur Bowie » comme d’une personne curieuse, fascinée par les arts visuels qui laissait une place au théâtre et à la danse dans ses productions. Un esprit libre, tout sauf un carriériste. « Ça prenait vraiment du courage pour assumer ses positions devant une résistance sociale qui, à l’époque, n’était pas du tout partante pour les propos qu’il avançait au niveau esthétique. Ç’a ouvert la porte à beaucoup de jeunes qui avaient envie de mettre leur voix à ses directions, à ses personnages et à cette androgynie. »