La précarité des bars-spectacles
Musique

La précarité des bars-spectacles

Lorsqu’un établissement comme l’Inspecteur Épingle ferme ses portes, c’est une voix qui disparaît. L’écosystème de la scène musicale est chamboulé. Les artistes doivent se trouver de nouvelles scènes. Il faut continuer de réfléchir à la situation pour assurer la pérennité des bars-spectacles montréalais. 

«Y paraît que c’est la dernière soirée, qu’ils ont décidé de fermer», nous lance un homme à la casquette, dans la cinquantaine. Il est solitaire au bout de la table qu’on partage avec lui depuis quelques minutes, tout au fond du bar, alors que résonne le son des boules de billard et les rires. «C’est pour ça que j’ai décidé de venir prendre une dernière bière ici ce soir.» C’était le 12 mars dernier, soir où les lumières de l’Inspecteur Épingle se sont éteintes pour de bon après un vénérable 35 ans de service.

Quatre mois plus tôt, c’était l’institution du boulevard Saint-Laurent Les Bobards qui mettait la clé à la porte. Heureusement, les propriétaires de l’établissement ont annoncé un nouvel endroit où ils poursuivront leurs activités: le Groove Nation sur la rue Rachel. Reste que depuis quelques années, les bars montréalais qui offrent des spectacles musicaux connaissent pas mal de hauts et de bas. Si deux gros joueurs ont cessé leurs activités, «t’as pas le choix d’être triste et inquiet et en même temps pas trop alarmiste aussi parce que ça va bien. Y a des shows et du public», nous dit Lionel Furonnet, programmateur au Divan orange. Il y a donc de bonnes et de mauvaises nouvelles, dans cet écosystème assez fragile des bars-spectacles montréalais.

Dernier hommage

Antoine Gratton a rendu un dernier hommage à l’Inspecteur Épingle lors du spectacle de clôture du 12 mars. Le musicien s’est souvenu des nombreux soirs où il jouait devant un public «jamais gagné d’avance», composé de «vieux de la vieille» pour qui l’Inspecteur Épingle était une seconde maison, mais aussi de plus jeunes venus s’amuser dans leur bar de quartier.

Antoine Gratton déplore la disparition d’un lieu de rencontre et d’exploration pour les musiciens québécois. «C’est là où la vraie musique se passe. Elle est là la naissance de la musique, la genèse des belles rencontres. C’est là où j’ai fait mes dents et c’est là où tous les bons musiciens que je connais ont fait leurs dents. De graviter autour de ces endroits-là, ça me garde vivant et ça garde mes patins aiguisés.» Il souhaite que d’autres quartiers prennent la relève des scènes musicales parce que, selon lui, la tolérance au bruit sur le Plateau-Mont-Royal semble s’être effritée.

Gérant, programmateur et barman à l’Inspecteur Épingle depuis quelques années, Alexis Ricard Châtelain affirme qu’il y a plusieurs facteurs responsables de la disparition de l’établissement de la rue Saint-Hubert. Les amendes pour les plaintes de bruit sont devenues beaucoup plus salées à la suite de la signature d’un décret sur le Règlement sur le bruit de la Ville de Montréal en 2010. Comme c’est arrivé au Divan orange, un voisin du bar a porté plainte à répétition il y a un an et demi, mettant ainsi le bar en danger. L’Inspecteur Épingle a fait des ajustements à sa programmation pour éviter les problèmes (présenter du folk en semaine et terminer les spectacles plus tôt, par exemple), mais a dû se départir de plusieurs soirées populaires, ce qui a diminué l’achalandage. 

La crainte de dévaluation

Alexis Ricard Châtelain a aussi une autre théorie, que partagent les gens du Divan orange et du Quai des brumes. «Le phénomène de "gentrification" apporte plusieurs changements, mais par la suite, la population vieillit, les gens accumulent du capital, ils achètent des duplex et ils ne veulent pas dévaluer leurs biens pour un citoyen corporatif qui fait du bruit dans le coin. Je pense que les endroits bruyants sont appelés à aller vers d’autres arrondissements ou à fermer.» Il ajoutera plus tard: «C’est une transformation de l’environnement. Et notre environnement nous fait savoir que notre action est plus ou moins bienvenue».

Si quelques établissements sont un peu plus à l’abri des plaintes de bruit – comme le Balattou qui dit ne pas vraiment avoir eu des problèmes –, l’Inspecteur Épingle a sans doute été désavantagé d’avoir élu domicile dans un coin plus résidentiel et non sur une artère commerciale. Et si le Divan orange s’est battu pour une reconnaissance en tant que salle de spectacles, ce qui lui permet de souffler un peu, ce n’est peut-être pas une solution universelle, croit l’ancien gérant.

«Les bars-spectacles au centre-ville ont une activité qui est tolérée parce qu’ils ne sont pas zonés comme des salles de spectacles. Le fait qu’elle soit tolérée, ça veut dire qu’un jour on peut arrêter de la tolérer», explique Alexis Ricard Châtelain. «Pour qu’une salle soit zonée salle de spectacles, il ne doit pas y avoir de mur mitoyen avec les voisins, comme le Métropolis. Le Divan orange a procédé de sorte à avoir une dérogation à ça et a la possibilité d’être tenu comme une salle de spectacles. C’est sûr que la reconnaissance en tant que salle de spectacles fait qu’ils ont une moins grande fragilité maintenant. Ça, c’est une solution. Maintenant, est-elle applicable partout? Plus ou moins dans notre cas, puisque c’est très résidentiel dans notre coin.»

Un souhait de certification

Il faut comprendre aussi que dans le cas du Divan orange, l’équipe a créé un organisme à but non lucratif il y a quelques mois (Microfaune, lieu de rencontre d’acteurs du milieu culturel) et a pu devenir locataire des bureaux directement au-dessus du bar. «Les deux entités sont venues se compléter là-dedans parce que l’une était dépendante de l’autre. Si Microfaune n’avait pas été créée ici, le Divan n’aurait pas pu avoir son permis de spectacle.»

Comme le disait Antoine Gratton, ces bars-spectacles sont en grande partie responsables du développement des artistes. Il faut préserver ces établissements pour assurer la pérennité de cet écosystème culturel. Lionel Furonnet souhaite que les lieux comme le Divan orange, le Quai des brumes ou le Balattou aient une labellisation, une certification officielle. «C’est quasiment du marketing, mais c’est un positionnement plus positif qu’une organisation pour défendre nos intérêts. Ça veut dire que tu parles plus de mission, de démarche dans cet écosystème-là, que d’un appel à l’aide. Ça peut être d’avoir la vocation de soutenir la relève musicale avec un certain pourcentage de shows, d’avoir un système de son adapté et une billetterie, par exemple. C’est une réflexion.»

Assurément un dossier à suivre. Mais chose certaine, nous n’avons pas fini d’en parler, car il faut garder la scène musicale vivante!