Elle a complété toutes les étapes – étudié le chant jazz jusqu’au baccalauréat, parfait son instrument, appris le métier à la dure dans les bars, prêté sa voix à Men I Trust, enseigné à d’autres et même (c’est devenu un passage quasi obligé) flirté avec le large public de La Voix. Solide comme peu de musiciens de son âge, Gabrielle Shonk était prête quand l’ouragan Habit est passé, secouant au passage une blogosphère globale qui ignorait tout d’elle, de cette auteure-compositrice qui ne s’était jamais risquée à téléverser une de ses chansons jusque-là. C’était en mai dernier. «J’ai commencé à recevoir des courriels de partout dans le monde, j’étais dans la liste des 50 tounes à écouter au mois de juin sur BuzzFeed, avec Beyoncé et Drake. Je capotais! […] Il y a plein d’affaires un peu inusitées comme ça qui sont arrivées. Des maisons de disques m’ont écrit, et là, ça s’est rendu à Toronto, puis les gens de Montréal ont répondu… Il y a eu un label de Vancouver, d’autres aux States. J’étais toute seule chez nous en train de me dire: “Mais qu’est-ce que je fais avec ça?” C’est malade… Les gens me demandaient “c’est qui ton équipe?”, et là je répondais que, bien, j’en avais pas! C’était un peu paniquant.»
Dès lors, il devient impératif pour Gabrielle de bien s’entourer, ce qu’elle fait depuis longtemps, mais en se limitant à ce qui se passe sur la scène, en choisissant finement ses bassistes, guitaristes et batteurs d’un contrat à l’autre. Pour ne pas se jeter dans la gueule du loup, elle trouvera un gérant bien connecté (et à l’identité encore confidentielle à ce jour) qui l’aidera à magasiner les maisons de disques, rarissime privilège acquis à la sueur de son front. C’est aussi avec lui qu’elle veillera à engager l’avocat adéquat pour décrypter ses contrats, le bookeur avec un bon réseau de contacts pour organiser sa tournée. Un processus voilé de mystères au moment d’écrire ces quelques lignes, une période charnière pour l’artiste qui lorgne un fauteuil confortable dans l’industrie depuis toujours. «Je ne veux pas que l’espèce de buzz meure, mais je veux prendre mon temps parce que j’ai tellement investi, parce que ç’a été tellement long. Je ne pouvais pas prendre le premier [label] du bord et dire: “Fuck off, on sort l’album au plus vite!”»
Perfectionniste, bien que retardée par moult heureux imprévus comme La Voix, la chanteuse a mis près de deux ans à enregistrer cet opus initiatique et autoproduit de A à Z avec la complicité du réalisateur Simon Pedneault – guitariste de Louis-Jean Cormier et ex membre de Who Are You. Dix pièces organiques, mais généreusement orchestrées (notamment avec des cuivres), gardées dans un coffre-fort depuis mars 2016. Une éternité. «Quand on a fini, moi j’ai envoyé mon album à tous les labels de Montréal et de Québec. Je voulais voir si quelqu’un serait prêt à le prendre en licence et à le sortir, mais je n’ai pas vraiment eu de réponse. […] À un certain moment, tu te butes à des petits moments de découragement, tu te dis que tu as fait ça pour rien et que tu as envie de sacrer tout ça aux poubelles. C’est des montagnes russes!» Dès lors, elle entreprend de sortir le disque en septembre, de façon totalement indépendante. Un plan qui sera contrecarré par une attention médiatique jusque-là inégalée, une comparaison avec Alicia Keys (dans un texte publié par Noisey) et un vidéoclip réalisé par son grand ami Dragos Chiriac, qui évoque l’Amérique malfamée, ses racines, une certaine idée de la côte Est des États-Unis.
Née pour chanter
Enfant de la balle, née d’une rencontre entre une graphiste limouloise et un bluesman new-jersiais encore très actif à Québec, Gabrielle trimballe sa guitare dans les restaurants de la capitale depuis 2009, gagnant sa vie avec les covers. Un monde qu’elle s’apprête à quitter pour se concentrer sur ses compositions bilingues et, forcément, inspirées par ses idoles comme Billie Holiday, Tracy Chapman et les gars de Karkwa. Un bagage culturel bigarré qui teinte son identité artistique.
L’attente a été longue, mais c’est parce qu’elle s’est laissé le temps qu’il faut pour mûrir, pour trouver son propre style: du folk chanté avec une voix jazz, la somme de ses forces de parolière impudique et de chanteuse émotivement engagée. «C’est sûr que [mon parcours académique] laisse des traces. Je pense qu’il y a quelque chose dans le phrasé, dans le feeling. J’ai besoin qu’il y ait des couleurs dans un accord, d’aller chercher des textures. Y a quelque chose de slack un peu avec le jazz, en plus des accents toniques amenés par le swing. Les dynamiques, des moments plus chuchotés ou plus puissants, c’est tellement important aussi. […] Par contre, c’est sûr que les standards ne sont pas beaucoup axés sur le texte… Ça, je pense que c’est la chanson francophone et le folk qui m’apportent ce côté-là, l’importance et la signification des mots.»
Gabrielle a toujours voulu être chanteuse, son destin était tracé dans le ciel. «Mon père m’a raconté une histoire tellement drôle de quand j’habitais à Saint-Ferréol-des-Neiges! Il m’a dit qu’un jour, j’étais sortie sur le bord de l’autoroute où on vivait, au milieu de nulle part, avec une pancarte que je m’étais faite. J’avais 7 ou 8 ans et c’était écrit: “Je me cherche des musiciens pour me partir un band.” C’est vraiment drôle. Moi, j’étais crinquée depuis longtemps.»
La pomme ne tombe jamais bien de l’arbre et la fille de Peter Shonk est sur le point de récolter le fruit de ses propres efforts, de vivre un rêve auquel ses parents ne se sont jamais opposés en lui demandant «de se trouver une vraie job».
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En concert à Montréal en lumière le 24 février
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